Qelbinur Sidik, 47 ans, stérilisée de force
L’avis distribué en mai 2017 dans un quartier d’Urumqi, la capitale du Xinjiang, annonçait une « campagne de régulation des naissances » pour les filles et les femmes de 18 à 49 ans.
Le message s’adressait aux « chers voisins du quartier », avant de durcir le ton.
« N’hésitez pas à vous présenter à l’hôpital, sinon il y aura un impact non seulement pour vous, mais aussi pour votre famille. »
Puis, la menace devenait plus précise : « Si vous ne vous présentez pas, vous serez conduite au poste de police et vous finirez sur la chaise métallique. »
Pour les Ouïghours, qui peuplent ce territoire du nord-ouest de la Chine, l’image de la « chaise métallique » évoque un instrument de torture couramment utilisé lors d’interrogatoires policiers. La fameuse « chaise du tigre. »
Qelbinur Sidik a compris qu’elle ne pouvait pas se défiler devant cette « invitation. » De toute façon, à 47 ans, mère d’une fille adulte, elle ne voyait pas pourquoi elle serait ciblée par une procédure de « contrôle de naissances ».
Erreur. Une fois à l’hôpital, on ne lui a laissé aucune option. Elle a été forcée de s’étendre et d’écarter les jambes.
« Ils m’ont inséré un stérilet, je me suis presque évanouie de douleur », raconte Mme Sidik lors d’une visioconférence durant laquelle elle s’essuie souvent les yeux, tant ce souvenir est encore vif.
Qelbinur Sidik n’est pas ouïghoure, mais ouzbèke, groupe ethnique minoritaire au Xinjiang. Mais elle était mariée avec un Ouïghour. Ouzbèks et Ouïghours partagent la même religion – l’islam – et parlent des langues proches du turc.
Minorités ciblées
Jointe aux Pays-Bas, où elle a fini par se réfugier, Qelbinur Sidik revient difficilement sur les évènements qui ont abouti à sa stérilisation définitive : un dispositif intra-utérin qu’elle a fait enlever parce qu’il la faisait saigner ; son « subterfuge » démasqué lors d’un nouvel examen gynécologique ; puis la stérilisation.
Elle avait beau plaider qu’elle ne voulait pas d’autres enfants, l’argument s’est retourné contre elle. Pourquoi se soucierait-elle alors de sa fertilité ?
Lors de chacun de ses passages à l’hôpital, dans la salle d’attente, il n’y avait pas une seule femme appartenant à l’ethnie Han, la majorité chinoise. Il n’y avait, à quelques exceptions près, dont la sienne, que des Ouïghoures.
Le traitement intrusif qu’elle a subi l’a profondément humiliée. Au fil des ans, la politique de stérilisation a été élargie à des femmes allant jusqu'à 59 ans d'âge. Mais pourquoi stériliser de force des femmes qui ne sont plus fertiles ?
Ce que j’y vois, c’est la volonté de briser un peuple.
Qelbinur Sidik
Guerre démographique
Le régime de Xi Jinping a lancé il y a cinq ans une vaste campagne de répression contre les Ouïghours du Xinjiang, sous prétexte de lutte antiterroriste.
Arrestations massives, détention dans des camps de « rééducation », séparation des familles, interdiction de pratiquer l’islam, voire de posséder un exemplaire du Coran.
Plus d’un million de Ouïghours ont depuis abouti dans les centres d’internement où ils survivent dans des conditions atroces et doivent clamer leur « amour au Parti communiste » lors d’interminables séances d’endoctrinement.
Les femmes paient un prix particulièrement lourd. Un reportage publié cette semaine par la BBC révèle qu’elles sont « systématiquement violées, agressées sexuellement et torturées ».
Mais de plus en plus de témoignages montrent que la répression contre les Ouïghours passe aussi par une guerre démographique. Et que Pékin tente d’empêcher les Ouïghours de se reproduire.
Des efforts dont on peut déjà mesurer les résultats, constate le chercheur Adrian Zenz dans un rapport publié en juillet 2020.
Dans les régions majoritairement ouïghoures de Hotan et de Kashgar, le nombre de naissances a chuté de plus de 60 % de 2015 à 2018, constate le rapport.
Pendant la même période, la chute n’a été que de 4,2 % pour l’ensemble de la Chine.
Stérilets insérés de force, ligatures des trompes, avortements obligatoires et séparation des familles sont autant de moyens de s’attaquer « à l’autonomie reproductive » des Ouïghours, dénonce le rapport.
Le chercheur a mis la main sur des documents officiels datant de 2019 et détaillant une campagne de stérilisation massive ciblant le Xinjiang et censée toucher de 14 à 34 % des femmes en âge de procréer.
« Cette campagne s’inscrit dans une opération plus large visant à soumettre les Ouïghours », résume Adrian Zenz dans une entrevue avec l'Associated Press.
Les détenues aussi
Les détenues des camps de concentration chinois sont elles aussi ciblées par cette politique de stérilisation.
Qelbinur Sidik n’a pas été internée, mais elle a dû enseigner le mandarin dans deux centres de détention, de 2017 à 2019.
Elle n’avait aucune idée de ce qui l’y attendait le jour où la direction de l’école où elle travaillait lui a appris qu’elle allait dorénavant enseigner à des « analphabètes. »
En arrivant dans un premier camp, elle a eu le choc de sa vie en voyant des prisonniers hagards réduits à dormir sur un plancher de béton.
Elle a ensuite été dépêchée dans une prison pour femmes où une élève, âgée de 20 ans, est morte des suites d’une hémorragie. Entre les branches, elle a su que la jeune femme avait subi une injection censée arrêter son cycle menstruel.
Un récent rapport de recherche produit par Radio Free Asia (RFA), fondé sur des témoignages de sept survivants des camps, en plus de celui de Qelbinur Sidik, confirme que les détenues « sont forcées de prendre un comprimé toutes les semaines ou subissent des injections qui, selon ce qu’elles en comprennent, constituent des moyens de régulation des naissances. »
Le rapport relève aussi qu’à l’extérieur des murs des goulags, les femmes devaient produire un certificat médical prouvant qu’elles portaient un stérilet pour pouvoir obtenir des services publics.
Gulbahar Haitiwaji, ingénieure qui a été internée pendant deux ans et demi à Karamay, dans le nord du Xinjiang, évoque ces tentatives de contrôler le système reproducteur des femmes dans un livre qui doit paraître le 16 février au Québec (voir onglet suivant).
Les femmes étaient forcées d’avaler des comprimés et de recevoir des injections qu’on leur décrivait comme des « vaccins », mais dont elles ne connaissaient pas la teneur, y témoigne-t-elle. Plusieurs perdaient leurs règles. La peur d’être victimes d’une tentative de stérilisation était omniprésente parmi les jeunes détenues.
Il est impossible de confirmer cette crainte avec certitude. Reste que les preuves d’une politique visant à limiter le nombre de naissances chez les Ouïghours se multiplient au Xinjiang, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des prisons.
Éléments de génocide
Or, des pratiques destinées à « empêcher les naissances dans un groupe » ou à « infliger des dommages physiques ou mentaux aux membres d’un groupe » sont considérées comme des actes de nature génocidaire, selon la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide.
« Il y a suffisamment de preuves de sévices corporels, de stérilisation, de séparation d’enfants, assez d’images satellites qui montrent des camps qui s’agrandissent ou de mosquées détruites, pour conclure que les Ouïghours subissent un génocide », affirme Marie Lamensch, de l’Institut montréalais d’études sur les génocides et les droits de la personne.
Pour Qelbinur Sidik, la question ne se pose même pas.
La Chine est lancée dans une campagne qui vise à éliminer son peuple, dénonce-t-elle.
« Leur but est clair, c’est un ethnocide et un génocide ».
Voyage au cœur du goulag chinois
Le piège était gros comme le bras et Gulbahar Haitiwaji est tombée en plein dedans.
Cette ingénieure ouïghoure exilée depuis des années en France avec son mari et leurs deux filles a reçu un jour un appel d’un homme qui disait représenter son ancien employeur chinois, lui suggérant de rentrer à Karamay, dans le nord du Xinjiang, où elle a longtemps vécu, pour régler ses documents de retraite.
Gulbahar a commencé par se méfier, mais la démarche semblait incontournable. Elle s’est donc envolée vers la Chine un jour de novembre 2016. Elle n’en reviendra que deux ans et demi plus tard.
Dans un livre qui paraît le 16 février au Québec (Rescapée du goulag chinois), Gulbahar Haitiwaji raconte son passage dans un univers pénitentiaire impitoyable. Que lui reprochait-on au juste ? Pour l’essentiel, une photo de sa fille qui a participé à une manifestation de Ouïghours à Paris.
De la maison d’arrêt aux deux centres de détention où elle séjournera par la suite, elle connaît la faim, les interrogatoires insoutenables, l’humiliation des fouilles à nu, les injections de substances inconnues présentées comme des vaccins, les séances d’endoctrinement dignes de George Orwell.
Elle connaît aussi ces moments où, pour survivre, on doit se couper de soi, de ses émotions. Le sentiment que notre personnalité se dissout dans une torpeur où l’on perd la notion du temps.
C’est la journaliste Rozenn Morgat, ancienne correspondante en Chine, qui a recueilli le récit de Gulbahar Haitiwaji et la laisse raconter son histoire à la première personne.
Même si elle reste terrifiée à l’idée de ce qui pourrait arriver à ses proches, Gulbahar Haitiwaji a choisi de témoigner à visage découvert.
L’une des rares survivantes des prisons chinoises à s’afficher publiquement, Mme Haitiwaji a multiplié les entrevues en France mais préfère ne plus parler aux médias.
La journaliste qui lui a « prêté sa plume » explique que Gulbahar Haitiwaji a délibérément choisi de désamorcer les éventuelles réactions des autorités chinoises à son livre. Par exemple, en parlant ouvertement de son aveu de culpabilité, livré sur vidéo après des jours d’interrogatoires insoutenables.
Rozenn Morgat souligne qu’en plus du récit humain, le témoignage de Mme Haitiwaji, dont la mémoire s’est réveillée au fil des conversations, permet de documenter, avec des détails d’une rare précision, le fonctionnement de l’appareil répressif chinois.
Emprisonnée au tout début de la campagne de répression contre les Ouïghours, Gulbahar Haitiwaji a vu « un système pervers devenir de plus en plus sophistiqué pour détruire ses victimes à petit feu ».
Rescapée du goulag chinois
Par Gulbahar Haitiwaji et Rozenn Morgat
Éditions Équateurs, 247 pages