(Buenos Aires) Il est désormais l’un des témoins les plus glaçants de la dictature argentine (1976-83) : un petit bimoteur sans grâce, utilisé pour les « Vols de la mort » jetant les détenus en mer, vient d’être rapatrié après plusieurs décennies à l’étranger, pour un dernier voyage. Celui de la mémoire.  

« C’est un moment très difficile, parce que d’un côté, on veut que l’avion soit là, et d’un autre côté on se dit : quelle va être mon émotion en me disant que c’est de là qu’ils ont jeté ma maman… ? C’est très fort ».

Plus de 45 ans après, Cecilia de Vicenti et Mabel Careaga, sexagénaires filles de disparues pendant la dictature, mesurent pour l’AFP les sentiments mêlés à l’heure du retour de l’avion. Il a atterri vendredi à Tucuman avant de se rendre à Buenos Aires. Entre le soulagement, la « chance » même, ose Cecilia, de pouvoir davantage « clore l’histoire », et « l’horreur » d’imaginer sa mère, droguée, dans ce zinc.

Le Skyvan PA51 est un petit avion de transport ventru né dans les années 60, aux lignes peu esthétiques, mais qu’on devine pratique. « Boîte à chaussures volante », comme on le surnomma en aéronautique, pour son fuselage rectangulaire. Vanté pour ses décollages et atterrissages courts, sa contenance (19 passagers), et donc… sa large rampe arrière.

Ce Skyvan-là a servi pour plusieurs « vols de la mort », dont la nuit du 14 décembre 1977, quand furent jetées au large de l’immense estuaire de La Plata douze personnes. Parmi elles, les mères de Cecilia et Mabel, quelques « Mères de la Place de Mai », mais aussi deux religieuses françaises, Alice Domon et Léonie Duquet.

Patiente traque de l’avion

De ces douze, cinq furent parmi les rares victimes des « Vols » dont les corps furent récupérés - le but était justement qu’ils disparaissent à jamais. Cette fois-là, des vents marins contraires portèrent sur la côte des restes, enterrés à la hâte sous mention « NN » (sans nom).

Ce n’est que bien plus tard - 2005 - qu’exhumations et tests génétiques permirent des identifications. Les autres, des milliers sans doute (le nombre ne fut jamais prouvé, mais il y eut des centaines de vols), ne furent jamais retrouvés après avoir été « transférés ».  

L’expression signifiait un largage en mer : on annonçait aux détenus qu’ils allaient être « transférés » dans un centre de détention lointain, au sud du pays, mais qu’il fallait les endormir pour le voyage.  

Avec cynisme, ils surnommaient ces vols « Pento-naval » (pour l’usage de l’anesthésiant Pentothal), s’émeut pour l’AFP Enrique Piñeyro, un ex-pilote devenu réalisateur, qui a aidé à la traque de l’avion.

Car le retour du Skyvan est le résultat d’une patiente quête. De Cecilia, Mabel, mais aussi d’une rescapée des centres de détention, Miriam Lewin, et d’un photographe italien, Giancarlo Ceraudo. Ce dernier, réalisant un reportage sur « les vols », demanda à Miriam : « As-tu pensé où pouvaient être ces avions ? Car qui dit avion dit… trace des pilotes ». Les procès de la dictature, après une phase polémique d’amnistie, avaient repris, et rouvraient des perspectives.

D’abord il fallut localiser les appareils, à travers des registres d’aviation, mais aussi des sites de « fanatiques » ou « spotters » dont le hobby est de suivre des avions, où qu’ils aillent dans le monde.  

La mémoire ou le « show » ?

Six avions - il y en eut d’autres - furent identifiés comme ayant participé aux « Vols de la mort ». Certains ont été détruits pendant la Guerre des Malouines (1982), un vendu au Luxembourg, un autre en Grande-Bretagne, un autre en Floride, où il effectuait des vols de courrier.

Ce qu’ignoraient les « traqueurs » d’avion, c’est que « l’histoire » d’un avion, plans de vols, noms des pilotes, reste consignée même si l’appareil change de mains. Une fois ces registres récupérés, ils se firent aider par des pilotes pour décrypter les données et identifièrent « entre 10 et 15 vols suspects » nocturnes.

La justice se remettait en marche, avec notamment un procès-fleuve qui aboutirait en 2017 à 48 condamnations - dont celles de trois pilotes pour participation à des « Vols de la mort ».

La dernière localisation du Skyvan (en Arizona, où il servait pour du parachutisme de loisir) et l’idée de le rapatrier ne survinrent qu’en 2022. Les propriétaires approuvèrent l’idée, et le gouvernement donna son appui actif.

Parti des États-Unis début juin, le Skyvan, après plusieurs escales, est arrivé vendredi. Et devrait à terme être exposé à Buenos Aires près du Musée de la Mémoire qu’est devenu l’ex-ESMA, « l’Ecole de mécanique de la Marine », plus célèbre centre de détention de la dictature.

Si, du moins, il surmonte les protestations d’une aile dissonante des « Mères de la Place de Mai », qui dénonce une tentative de « faire de la mort un show » et souhaite que le métal de l’avion soit fondu, pour une sculpture en hommage aux mères et aux disparus.