Les Boliviens sont appelés aux urnes ce dimanche. Le climat est tendu, près d’un an après le départ forcé du président Evo Morales, chassé du pouvoir à la suite d’allégations de fraude électorale.

« Ma sœur m’écrivait qu’il y a des queues devant les supermarchés, qu’ils ont chargé les autos, qu’il y a des files aux stations d’essence », raconte Ana Maria Seifert, Bolivienne d’origine installée à Montréal depuis 1973.

Les Boliviens craignent une situation houleuse.

Mme Seifert, 68 ans, a fui son pays après avoir été emprisonnée pour des activités politiques lorsqu’elle était étudiante. Elle fait partie d’un groupe qui a envoyé une lettre au premier ministre Justin Trudeau, appuyé par plusieurs dizaines de Canadiens – professeurs, membres de regroupements latino-américains, traducteurs, notamment. Le Collectif d’information sur la Bolivie à Montréal demande entre autres l’intervention d’Ottawa auprès des organisations internationales présentes en Bolivie pour « faire valoir la diversité politique » et le « respect des droits de la personne ».

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Ana Maria Seifert, Bolivienne d’origine installée à Montréal et ex-prisonnière politique, coauteure d’une lettre envoyée au premier ministre Justin Trudeau qui demande entre autres l’intervention d’Ottawa auprès des organisations internationales présentes en Bolivie pour « faire valoir la diversité politique » et le « respect des droits de la personne ».

On regarde avec appréhension [les élections] parce que l’an dernier, on a eu une sorte de coup d’État.

Ana Maria Seifert, Bolivienne d’origine installée à Montréal et ex-prisonnière politique

Dans la foulée des mouvements de protestation ayant suivi les élections, l’opposition, appuyée par l’armée, avait formé un gouvernement intérimaire en novembre dernier.

En tête

Les deux dates prévues initialement pour le vote, en mai et en septembre, ont été reportées par la présidente intérimaire, Jeanine Áñez, de droite. Le pays se bat contre une crise économique en plus de la COVID-19.

Des membres du parti d’Evo Morales, le Mouvement vers le socialisme, ou MAS, ont eu du mal à présenter leur candidature : des proches de l’ancienne administration ont été arrêtés et font l’objet d’enquêtes. Des ministres se sont réfugiés à l’ambassade du Mexique. L’ex-président et son vice-président sont exilés en Argentine.

Malgré tout, Luis Arce, ancien ministre de l’Économie, s’est présenté sous la bannière du MAS et mène dans les intentions de vote avec 30 à 35 % des voix, selon un article du Monde paru vendredi.

Pour remporter les élections dès le premier tour, un candidat doit recueillir 40 % des suffrages et une différence de 10 points avec son adversaire au deuxième rang.

Un candidat centriste, l’ancien président Carlos Mesa, et un ultraconservateur, l’avocat Luis Fernando Camacho, sont aussi de la course.

Persécution politique

L’ancien président est accusé de terrorisme – un chef d’accusation un peu fourre-tout, en Bolivie, qui peut être appliqué à des « crimes contre la sécurité publique ». Une enquête est en cours pour crimes de génocide et de sédition, notamment.

« Nous avons aussi vu des cas arbitraires et excessifs de l’utilisation de la détention avant procès », explique César Muñoz, chercheur sénior pour l’Amérique du Sud de Human Rights Watch.

La persécution politique n’est pas nouvelle en Bolivie, pays qui a connu la dictature et de nombreux coups d’État. Dans son rapport, M. Muñoz note les interférences politiques dans le système judiciaire très présentes au pays. Durant les années où Morales était au pouvoir, ses opposants ont aussi été accusés dans des dossiers « semblant motivés par la politique », souligne-t-il.

Les procédures criminelles sont utilisées comme façon d’intimider. Malheureusement, le gouvernement intérimaire n’a pas réussi à faire une rupture avec le passé et à avoir une indépendance entre le système judiciaire et la politique.

César Muñoz, chercheur sénior pour l’Amérique du Sud de Human Rights Watch

Allégations de fraude

Élu pour la première fois en 2006, Evo Morales a lancé un référendum en 2016 pour amender la Constitution et lui permettre de se présenter pour un quatrième mandat. Bien qu’il ait perdu, une procédure juridique lui a permis de briguer un nouveau mandat.

Il s’est donc représenté et a démissionné trois semaines après sa réélection contestée du 22 octobre 2019, dans un climat de violentes manifestations, pendant lesquelles 35 personnes sont mortes. Une analyse de l’Organisation des États américains (OEA), observatrice des élections de 2019, laisse croire à une fraude électorale.

Des spécialistes ont remis en question les conclusions de l’OEA.

« Le rapport de l’OEA était profondément imparfait, note Bret Gustafson, spécialiste de la Bolivie à l’Université Washington, à St. Louis. Il y a encore des débats à ce sujet entre les chercheurs. Pour ma part, je n’ai pas vu de preuves d’irrégularités massives. »

Respect des résultats

Denis Racicot, qui a été représentant pour le Haut-Commissariat des Nations unies pour les droits de l’homme en Bolivie de 2008 à 2017, suit les évènements de près et a lui-même signé la lettre adressée à M. Trudeau. Il craint que les changements apportés aux règles électorales ne rendent l’exercice démocratique difficile. « La question centrale est : est-ce que [le gouvernement] va respecter les résultats ? Il y a déjà eu des déclarations très importantes qui ont dit qu’il n’était pas question qu’on retourne en arrière, pas question que les efforts qui ont été faits pour mettre un terme à la dictature – qui n’en était pas une, d’ailleurs – d’Evo Morales [soient vains] », dit-il.

Roxana Paniagua Humeres, du Collectif d’information sur la Bolivie à Montréal, estime que l’ex-président a apporté des améliorations, mais qu’« en 14 années [au pouvoir], il y a des choses qu’on peut critiquer ». Mais selon celle qui a fui la dictature en 1980, les accusations à l’égard de l’ex-président proviennent de ceux qui n’ont « pas mémoire de la dictature ».

Ana Maria Seifert craint la répression et le non-respect du vote. « Tout ce qu’on demanderait, c’est que les gens aient accès à un libre choix, que les votes soient respectés et que les gens ne soient pas intimidés », lance-t-elle.

– Avec Le Monde et l’Agence France-Presse