L'auteur et journaliste Robert Andrew Powell a vécu pendant près d'un an à Ciudad Juárez, au Mexique, l'une des villes les plus dangereuses du monde - plus de 10 500 personnes y ont été tuées depuis 2008. La mort faisait partie de son quotidien: il entendait siffler les balles et devait enjamber les flaques de sang en faisant son jogging le matin. M. Powell vient de faire paraître This Love Is Not For Cowards, qui brosse le portrait de la ville à travers les échecs répétés de son équipe professionnelle de soccer, les Indios. La Presse l'a interviewé.

Qu'est-ce qui vous a poussé à aller vivre à Ciudad Juárez?

J'ai eu l'idée en 2009, durant un séjour au Mexique dans la ville de Puebla. Chaque matin, les journaux débordaient d'articles sur les meurtres à Ciudad Juárez. La violence était inouïe. J'avais du mal à imaginer la vie là-bas. Ça a piqué ma curiosité. Je me suis dit que ce serait intéressant d'aller y vivre pour écrire sur la ville. Ma famille et mes amis trouvaient que c'était la pire idée du monde. Un ami journaliste qui est correspondant de guerre m'a dit: «Si tu vas à Juárez, tu vas te faire tuer.»

Comment avez-vous trouvé la vie, à Juárez?

Au début, j'étais si stressé que j'en avais mal au cou. Or, il y a un phénomène d'accoutumance avec la violence. La première fois que j'ai vu un cadavre, ça m'a mis en état de choc. Puis, comme tout le monde à Juárez, je me suis habitué. Je suis devenu blasé. Vers la fin, un homme a été assassiné devant mon appartement, et j'étais exaspéré parce que je voulais aller faire ma lessive et que les voitures de police bloquaient l'entrée de mon stationnement.

Cela dit, on met la violence en perspective quand on vit là-bas. Les gens sont extrêmement chaleureux, ouverts, ils s'entraident et se soutiennent. La nourriture est excellente et le coût de la vie est très bas. Ça aide à faire aimer l'endroit.

Comment les gens de Juárez font-ils pour composer avec la violence?

Ils font comme si la violence n'existait pas. Chaque jour est un départ à neuf: ce que vous avez vu ou entendu la veille est oublié. La violence est telle que l'esprit humain ferme les écoutilles. Durant mon séjour, j'ai surtout suivi l'équipe de soccer professionnelle de Juárez, les Indios. Un jour, un des entraîneurs de l'équipe s'est fait tuer quand des malfaiteurs ont ouvert le feu dans une boutique où il se trouvait. C'était un homme apprécié, généreux, un père de famille. L'équipe était triste, mais les gens parlaient de lui comme s'il avait subi un contretemps fâcheux, comme s'il s'était fait voler son portefeuille, par exemple. J'étais sidéré.

Dans votre livre, vous parlez de «l'énergie toxique» que l'on ressent à Juárez. Que voulez-vous dire par là?

L'énergie toxique, c'est la tension qui vient de l'absence d'un État de droit. Le meurtre est essentiellement légal, à Juárez. Personne n'est arrêté. Personne n'est jugé. Les enquêteurs trop zélés sont tués. Les cartels font ce qu'ils veulent, ils tuent qui ils veulent. À la base du problème, on trouve la corruption. La corruption est partout. Je veux dire, le maire de Juárez a un avion privé. Combien de maires aux États-Unis ont leur avion privé? Je crois que la corruption vient du haut vers le bas.

Qu'est-ce qui vous a poussé à quitter la ville?

Un soir, j'écoutais un match de soccer dans un bar et il y a eu une explosion dans la rue. Tout l'immeuble a vibré. J'ai continué à regarder le match. Quand je suis sorti, des policiers avaient fermé la rue. Des adolescents se promenaient main dans la main. Des enfants roulaient à vélo. J'ai vu la carcasse d'une voiture. C'était la première explosion d'une voiture piégée de l'histoire moderne de la narcoviolence au Mexique. Quatre personnes ont été tuées, dont un médecin, qui était accouru pour secourir une victime. Un bon ami à moi a été traumatisé par l'explosion, par la banalité de la réaction des gens. Il a pété un plomb. Il m'a appelé en pleurant. C'est là que ça m'a frappé: le meurtre est légal dans cette ville. C'est la réalité. Il est impossible d'avoir une société en santé quand on peut être tué sans conséquence. C'est là que j'ai pris la décision de retourner vivre à Miami.

Votre copine est journaliste d'enquête au quotidien El Diario, à Juárez. Songe-t-elle à quitter la ville et à vous rejoindre aux États-Unis?

Non... Elle aime son travail, elle est l'une des meilleures journalistes en ville. Elle doit faire attention quand elle écrit sur la violence: il y a une ligne à ne pas franchir si on veut rester en vie. Je vais souvent la voir. Il est possible que j'aille la rejoindre et vivre avec elle là-bas. Le coût de la vie est un gros avantage, c'est beaucoup moins cher que Miami. Je n'ai pas encore pris de décision mais, si jamais j'y vais, je sais que je serai entouré des meilleures personnes que j'aie rencontrées de ma vie.