La dictature d'Augusto Pinochet a peut-être pris fin en 1990, mais les traces qu'elle a laissées sur la société chilienne n'ont pas toutes été effacées. Dans le plus grand coup de filet de la justice chilienne à ce jour, un juge a délivré hier 129 mandats d'arrêt contre des anciens agents de la junte militaire pour de graves violations des droits de la personne commises il y a près de 30 ans.

Tantôt officiers de l'armée chilienne, tantôt chauffeurs ou policiers, les individus visés par le juge Victor Montiglio dans ses mandats d'arrêt appartenaient tous à la police secrète du régime militaire, la direction nationale du renseignement, connue sous le nom de DINA par les Chiliens qui l'ont redoutée pendant les 17 années du régime Pinochet.

Les accusations qui pèsent sur les agents de la junte incluent plusieurs cas d'enlèvement, d'assassinat et de torture. L'enquête qu'a menée le juge Montiglio visait particulièrement l'opération Condor, au cours de laquelle des agents de la DINA ont collaboré avec le Paraguay, le Brésil, la Bolivie et l'Uruguay pour éliminer des dissidents politiques, les pourchassant parfois jusqu'aux États-Unis.

D'autres mandats d'arrêt sont aussi liés à l'opération Colombo, lancée en 1975 et au cours de laquelle 119 opposants chiliens furent portés disparus ou assassinés.

«C'est une vague d'arrestations très significative. Elle démontre qu'aucun individu, peu importe ses contacts, n'est à l'abri de la justice», a dit hier à La Presse Jose Miguel Vivanco, directeur de l'organisation Human Rights Watch en Amérique latine, joint au Mexique.

Professeur d'histoire de l'Amérique latine à l'Université du Québec à Montréal, José Del Pozo rappelle pour sa part que le coup de théâtre du juge Montiglio s'inscrit dans une longue croisade du Chili pour faire la lumière sur le lourd héritage de l'ère Pinochet, un processus entamé au lendemain de la chute du régime militaire.

Depuis 1991, la justice chilienne tente tant bien que mal de faire la lumière sur des violations des droits de l'homme qui ont entraîné la mort ou la disparition de plus de 3300 personnes, dont un grand nombre d'opposants politiques. À ce jour, plus de 505 personnes ont été formellement accusées. De ce nombre, 277 ont été reconnues coupables, dont 42 généraux. À la fin du mois de juillet, 53 d'entre eux étaient toujours derrière les barreaux.

Lui-même arrivé au Québec pendant la répression Pinochet, M. Del Pozo déplore cependant que plusieurs sentences imposées aux tortionnaires chiliens reconnus coupables de crimes abominables ont maintes fois été commuées par des cours d'appel. «Ça transforme le processus judiciaire en farce. De longues peines d'emprisonnement pour des crimes horribles se transforment en peines à servir à la maison», dénonce-t-il.

Autre accroc à la crédibilité de la justice chilienne, le journal Nacion a révélé le week-end dernier que certains des militaires emprisonnés reçoivent toujours un salaire de l'armée chilienne.

«Malgré quelques scandales, on peut facilement dire que le Chili est le pays d'Amérique latine qui a fait le plus de progrès pour punir des violations passées des droits de l'homme. Ça ne veut pas dire qu'il ne reste pas de travail à faire», soutient Jose Miguel Vivanco. Les familles de 1000 disparus espèrent comprendre un jour ce qui est arrivé aux leurs.

Avec AFP, La Nacion, BBC