Allan Thompson n’était pas au Rwanda, il y a 30 ans. Il aurait pu sauter dans un avion et aller sur le terrain rapporter ce qui s’y passait pour le compte du Toronto Star, où il travaillait à l’époque… Mais il ne l’a pas fait. Et encore à ce jour, il le regrette amèrement. Entrevue.

Dans votre livre Media and Mass Atrocity : The Rwanda Genocide and Beyond, paru en 2019, vous dites que vous serez « éternellement honteux » de ne pas vous être porté volontaire pour aller au Rwanda en 1994. À l’époque, vous étiez correspondant parlementaire à Ottawa pour le Toronto Star. Ces regrets vous habitent donc toujours ?

Absolument. J’aurais pu y aller. Les journalistes, en tant qu’individus, peuvent faire la différence. Lorsque des individus se rassemblent et s’unissent, nous pouvons changer l’Histoire, en quelque sorte, parce que nous changeons la façon dont les gens comprennent les évènements.

Si j’avais appelé le responsable des nouvelles internationales du Toronto Star au printemps 1994, et que j’avais proposé d’aller au Rwanda, on m’y aurait probablement envoyé. Des collègues de CBC et du Globe & Mail y sont allés en mai 1994 avec la Défense nationale. J’aurais pu faire la même chose. J’ai souvent essayé de comprendre pourquoi je ne me suis pas assez intéressé à cette histoire. Je faisais partie de ceux qui ne comprenaient pas vraiment ce qui se passait.

Il a fallu en effet un bon moment avant que l’Occident ne réalise ce qui était en train de se passer au Rwanda. Aujourd’hui, avec les nouvelles technologies et l’accès aux réseaux sociaux, la diffusion d’information est beaucoup plus accessible. Est-ce que les choses auraient été différentes si cette technologie avait existé en 1994 ?

J’ai fait beaucoup de recherches sur les médias qui étaient présents au Rwanda en avril, mai et juin 1994. À l’époque, il était très difficile de faire des reportages dans ce pays. Il n’y avait pas de liaison télévisuelle en direct. La raison principale pour laquelle nous n’avons pas vu d’images de tueries, c’est qu’il n’y avait pratiquement pas de caméras sur place pour les filmer. Il n’existe presque pas de vidéo du génocide en cours.

PHOTO JEAN-LUC HABIMANA

Allan Thompson dans les rues de Kigali, au Rwanda, en 2017

Dans un chapitre de mon livre, j’ai étudié l’une des vidéos d’un massacre. Le caméraman qui a pris ces images a dû prendre des mesures incroyables pour les faire sortir du pays. Il est allé à l’aéroport, a mis les bandes dans une enveloppe, a trouvé quelqu’un qui prenait l’avion pour Nairobi, lui a donné le paquet et lui a dit : « Mon ami vous retrouvera à Nairobi pour récupérer cette enveloppe. » Et finalement, les images ont pu être diffusées dans le monde.

J’ai souvent essayé d’imaginer une situation où les évènements du printemps 1994 au Rwanda s’étaient produits dans un contexte où tout le monde a une caméra vidéo. À quoi auraient ressemblé les fils d’information dans un contexte où des milliers de personnes sont tuées chaque jour, et où des milliers de leurs voisins sont en mesure de filmer ces meurtres, de partager les images en ligne, en direct ?

On peut penser que les massacres auraient cessé plus tôt…

Je me pose la question. Nous avons déjà accès à plus d’images. Et pourtant, nous ne réalisons pas ce qui se passe en ce moment au Soudan… et même à Gaza ! C’est un peu un miracle que le réseau Al Jazeera puisse continuer à fonctionner à Gaza. Je me demande vraiment comment ces journalistes parviennent à faire leur travail tous les jours. Comment obtiennent-ils l’électricité ? Comment se nourrissent-ils ? Comment restent-ils en sécurité ? Comment transmettent-ils ? Imaginez Gaza si nous n’avions pas ces journalistes.

Donc, vous doutez qu’une plus grande diffusion d’images du génocide en 1994 ait engendré une intervention plus rapide des Occidentaux ?

En fait, il est fort probable que les États-Unis n’auraient pas résisté à intervenir au Rwanda, comme ils l’ont fait, s’il y avait eu un flot quotidien de vidéos d’atrocités sur les écrans de télévision américains. Je pense que quelque chose aurait certainement changé.

PHOTO BRIAN INGANGA, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Des cercueils contenant des restes récemment découverts de victimes du génocide de 1994 au Rwanda sont disposés avant une cérémonie funéraire dans une église catholique à Nyamata, le 5 avril dernier.

On ne peut pas prédire quel aurait été le résultat, mais pour l’essentiel, les Américains ont refusé d’intervenir pendant toute la durée du conflit parce qu’ils ne voulaient pas répéter ce qui s’était passé en Somalie, même si les circonstances étaient totalement différentes. Et je pense que le manque de couverture médiatique a rendu ce refus plus facile. Les États-Unis ne sont intervenus de manière significative qu’après le génocide, lorsque des milliers de personnes ont commencé à mourir dans les camps de réfugiés.

Donc, je pense que d’avoir une plus grande couverture médiatique est une bonne chose, même si nous ne pouvons pas supposer que cette couverture va changer les esprits et susciter une action politique. Quand nous aurons le temps de nous pencher sur Israël et Gaza, nous allons peut-être constater qu’une couverture médiatique assez systématique de la situation sur le terrain à Gaza a influencé l’opinion publique en Amérique du Nord et en Europe. Alors, oui, je pense qu’elle aurait pu changer les choses au Rwanda.

Note : les propos ont été modifiés à des fins de concision.

Lisez le récit d’Allan Thompson sur sa quête pour identifier un père et sa fille assassinés en 1994 (en anglais)

Qui est Allan Thompson

Journaliste au Toronto Star pendant 17 ans, Allan Thompson s’est tourné vers l’enseignement en 2003.

À la fin des années 2000, il a piloté un programme de formation en journalisme à Kigali en partenariat avec l’Université du Rwanda.

Allan Thompson est aujourd’hui directeur de l’École de journalisme et de communications de l’Université Carleton, à Ottawa.