Les Sud-Africains vont aux urnes aujourd'hui pour la première fois depuis la mort de Nelson Mandela. L'actuel président Jacob Zuma sera vraisemblablement réélu par le peuple, en dépit des scandales de corruption ayant assombri son leadership depuis 2007. La Presse a rencontré des électeurs sud-africains de toutes les allégeances à l'approche du scrutin.

Dans la cour d'une habitation à moitié en ruine, une réunion de voisins où l'alcool coule à flots regroupe une vingtaine de résidants de Loutewater, petite localité du Cap-Oriental. Sarri, une femme en robe de chambre avec un gros joint à la main, clame comme un mantra son allégeance indéfectible à l'ANC, le parti de Nelson Mandela. «Mandela m'a donné une maison! Je vote ANC!»

«On a faim! On a faim! On a faim!!!», renchérit violemment l'un des participants à la rencontre, qui a bien failli tourner en grabuge avant qu'un jeune père à l'élocution lente et confuse ne prenne la parole.

«Je vais voter District Alliance. Pourquoi? Parce que ma maison n'a pas de toit ni eau courante et l'ANC ne fait rien pour moi», dit-il.

Au même moment, Cila Reedos, conseillère du District Alliance - parti historiquement associé aux Blancs - pénètre dans les rues trouées, au volant d'une imposante camionnette blanche. À travers la fenêtre de son véhicule, elle offre des oeufs en chocolat aux multiples enfants. La politicienne afrikaner évoque l'absence d'eau potable, le piètre état des égouts et l'extrême pauvreté de Loutewater où «tout est un problème». «L'année dernière, ils ont trouvé un cadavre dans le puits qui abreuve la localité», relate-t-elle.

L'Afrique du Sud célébrait 20 ans de démocratie le 27 avril. À pareille date, en 1994, les électeurs de toutes origines ethniques libérés du régime de l'apartheid ont patienté dans des files kilométriques pour élire à 62% Nelson Mandela, renversant trois siècles de domination blanche. Vingt ans plus tard, le parti de Mandela, l'ANC, entrera dans une troisième décennie de gouvernance, avec des sondages qui prédisent une victoire à 65% au parti présidé depuis 2007 par Jacob Zuma.

Une dizaine de jours avant leur cinquième scrutin démocratique, les Sud-Africains soulignaient le jour de la Liberté, avec un long week-end marqué par quelques fêtes populaires. À Pretoria, le président Jacob Zuma, 72 ans, faisait l'apologie des accomplissements de son parti, devant des partisans vêtus de jaune et de vert, les couleurs officielles de l'ANC.

Mais à Loutewater, bordé par des amas de déchets et peuplée de baraques en décrépitude, ces réjouissances ne trouvent guère d'écho.

L'ANC tatoué sur le coeur

Certes, les Sud-Africains ont joint leurs voix à celles du monde entier, dans la foulée de la mort de Nelson Mandela, pour vanter l'accès à la démocratie d'un pays profondément blessé par la ségrégation. Mais après 20 ans de règne de l'ANC, le parti de Mandela et des camarades de la lutte antiapartheid perd lentement mais sûrement sa cote d'amour inconditionnel.

Malgré les scandales de corruption, le massacre des 34 ouvriers de Marikana tués par la police et l'humiliation devant le monde entier lors des funérailles de Mandela le président Jacob Zuma s'accroche au pouvoir, allant jusqu'à affirmer que «l'ANC régnera jusqu'au retour de Jésus-Christ». Bafouant ses détracteurs, il a même déclaré dans le manifeste électoral de son parti que «les vies de nos gens se sont largement améliorées et l'Afrique du Sud est un bien meilleur endroit qu'avant 1994».

Inégalités

La réalité tend à lui donner tort. En Afrique du Sud, le fossé entre pauvres et privilégiés reste flagrant, avec la prolifération de bidonvilles où explosent violence, cas de tuberculose et analphabétisme chronique. Dans les villes du Cap et de Johannesburg, des résidants de townships mal desservis sur le plan sanitaire organisent chaque mois des manifestations qui tournent souvent en grabuge.

Parmi les déserteurs de l'ANC, il y a l'archevêque Desmond Tutu, Prix Nobel de la paix et symbole de la lutte antiapartheid qui, lors d'une récente rencontre avec la presse, a répété qu'il avait retiré son soutien au parti fondé par son ami Nelson Mandela. Une centaine d'anciens membres de l'ANC ont signé une pétition intitulée «Nous en avons assez! Réveillez-vous!», invitant les électeurs à se rendre aux urnes et à voter pour n'importe qui, sauf l'ANC.

À qui donner son vote, alors? Tel est le dilemme de millions d'électeurs, qui ne se reconnaissent ni dans l'EFF radical de Julius Malema, ni dans la «blancheur» du District Alliance, ni dans le flou idéologique de l'AGANG de Mamphela Ramphele.

Vingt ans après la chute de l'apartheid, l'Afrique du Sud reste un pays miné par le lourd héritage de la ségrégation. Le recensement national sud-africain de 2011 évaluait à 1,9 million le nombre d'habitations informelles et de taudis, ce qui représente 13% de l'ensemble des foyers de l'Afrique du Sud.

Mais pour des millions de Sud-Africains, libération et démocratie demeurent profondément associées à Mandela et à tous ceux qui ont fait tomber le régime de l'apartheid. Pour Musthu Nombasa, quinquagénaire de la classe moyenne noire d'East London, rencontrée sur un sentier touristique du Cap-Oriental, les 20 dernières années ont été synonymes de l'espoir d'une vie meilleure. «Nous avons pu acheter notre propre maison. Et ma fille qui vit maintenant à Johannesburg peut faire des études. Les gens ne votent pas pour Zuma, ils votent pour l'ANC.»

ILS ONT DIT

Quelques mots des principaux acteurs d'une campagne surtout centrée sur les dépenses excessives du président Zuma, le système d'éducation déficient et la livraison des services dans les townships.

«Les gens doivent rester dans le parti et tenter de corriger les choses de l'intérieur. Ceux qui vont [le] quitter vont attirer l'ire des ancêtres qui eux, vont jeter sur ces personnes la mauvaise fortune.»

- Jacob Zuma, qui a fait plusieurs références à la magie pendant cette campagne

«Ensemble pour le changement, ensemble pour les emplois.»

- Helen Zille, présidente du parti District Alliance

«Un révolutionnaire doit devenir une froide machine à tuer motivée par la haine pure.»

- Extrait du programme du parti Economic Freedom Fighters (EFF) de Julius Malema