Le monde a réussi à éviter l’utilisation de l’arme nucléaire depuis sept décennies. Mais Vladimir Poutine parle de plus en plus d’employer cette arme de destruction massive dans sa campagne d’invasion de l’Ukraine. Une option qui comporte des dangers pour le Kremlin, note Sam Winter-Levy, doctorant en sciences politiques à l’Université de Princeton et Boursier de la paix à l’Institut américain de la paix. La Presse lui a parlé.

De quel œil voyez-vous les plus récentes menaces de Vladimir Poutine concernant l’utilisation de l’arme atomique ?

Je commencerais par dire que personne ne sait exactement ce qui se passe au niveau de la menace nucléaire de la Russie : l’information que nous avons est très limitée, et l’incertitude dans ce dossier est grande.

Depuis le début du conflit, Poutine utilise la menace nucléaire comme une façon de dissuader l’Occident d’intervenir dans le conflit et d’appuyer l’Ukraine. Je pense que jusqu’ici, la menace nucléaire a fonctionné jusqu’à un certain point pour la Russie. C’est ce qui explique par exemple qu’il n’y a pas de zone d’exclusion aérienne en Ukraine.

Or, plus la position de la Russie est mauvaise sur le terrain, plus les gens craignent que Poutine ne puisse être tenté de lancer les dés et d’utiliser l’arme nucléaire.

PHOTO SAMEER A. KHAN, FOURNIE PAR SAM WINTER-LEVY

Sam Winter-Levy, doctorant en sciences politiques à l’Université de Princeton et Boursier de la paix à l’Institut américain de la paix

Je vois trois façons dont Poutine pourrait utiliser l’arme nucléaire.

Premièrement, il pourrait faire une frappe pour faire un exemple, soit au-dessus de la mer Noire, ou bien en Ukraine, dans une zone peu peuplée, comme l’île des Serpents. Ce serait une façon de faire monter les enjeux, de pousser l’Occident à trouver une solution politique pour éviter d’autres frappes. La deuxième option, l’option intermédiaire, serait d’utiliser l’arme nucléaire sur le champ de bataille et de frapper des troupes, ou un centre logistique, etc. La troisième option est la plus destructrice, et il s’agit d’une attaque nucléaire contre Kyiv, ou une autre ville, pour essayer d’obliger les Ukrainiens à se rendre. C’est bien sûr l’option la plus dramatique.

Vous dites aussi que chacune de ces trois options présente des désavantages pour le Kremlin. Quels sont-ils ?

C’est difficile de voir en quoi utiliser l’arme nucléaire pourrait améliorer les choses pour la Russie dans cette invasion sans aussi compliquer les choses pour elle.

Dans le scénario d’une frappe pour faire un exemple, ça enverrait un message flou. Ça montrerait qu’ils sont prêts à l’utiliser l’arme nucléaire, mais aussi qu’ils sont très prudents avec la façon dont ils l’utilisent. D’une certaine façon, ça démontrerait une faiblesse de la part de la Russie.

Quant à l’utilisation de l’arme nucléaire sur le champ de bataille, ça présente aussi des difficultés. Les forces ukrainiennes sont très dispersées, et souvent très proches des troupes russes, de sorte que les avantages ne sont pas clairs. Et utiliser l’arme nucléaire sur un territoire qu’on vient d’annexer n’envoie pas un bon signal…

L’utilisation de l’arme nucléaire contre une ville, ou contre l’OTAN – l’option la plus extrême –, présenterait un danger potentiellement suicidaire. Même attaquer une ville ukrainienne ne mettrait pas fin au conflit et serait donc d’une utilité limitée. Et cela pourrait provoquer une intervention directe de l’OTAN et la perspective de la destruction de l’armée russe. Même sans cette intervention, la Russie se retrouvait avec une armée russe défaillante qui tenterait d’occuper l’Ukraine, où les gens continueraient à se défendre.

Croyez-vous que les menaces nucléaires de Poutine vont rompre l’unité que l’on voit au sein des pays occidentaux alliés à l’Ukraine ?

Jusqu’ici, les États-Unis et l’Occident ont continué à appuyer l’Ukraine en dépit des menaces nucléaires de Poutine. Les États-Unis viennent d’ailleurs d’adopter un programme d’aide militaire de plusieurs milliards. La détermination des pays occidentaux semble donc intacte.

C’est en partie parce que Poutine parle depuis longtemps de l’arme atomique dans ses interventions. Mais c’est aussi parce que l’Occident ne veut pas donner l’impression de céder au chantage nucléaire pour permettre à un autocrate de s’emparer d’un territoire, ce qui créerait un précédent terrible. Et il est difficile de répondre à ses menaces de manière précise.

L’administration Biden parle de « conséquences catastrophiques » pour la Russie si elle devait utiliser l’arme nucléaire. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ce n’est pas clair. Est-ce que l’Occident appliquerait des pressions économiques ? Répondrait avec une frappe nucléaire ? Avec des armes traditionnelles ? L’administration a laissé entendre qu’elle pourrait répondre avec des armes conventionnelles, même si elle ne l’a pas confirmé publiquement. Même une telle réponse serait inquiétante parce que personne ne sait où ça s’arrêterait.

Je crois que des divisions pourraient apparaître au sein des pays occidentaux si on observait sur le champ de bataille des signes qu’une frappe nucléaire se prépare. On pourrait voir certains pays pousser de façon beaucoup plus énergique pour une solution négociée. Jusqu’ici, ça ne s’est pas produit.

Les armes nucléaires tactiques

Iskander

Déjà utilisé en Ukraine, le système russe Iskander est capable d’envoyer des missiles traditionnels de même que des missiles à ogives nucléaires.

500 kilomètres

Portée maximale des missiles Iskander

1 à 100 kilotonnes

Puissance que peuvent avoir les ogives nucléaires des missiles Iskander. La puissance de chaque ogive peut être réglée à l’avance. À titre de comparaison, la bombe larguée sur Hiroshima par l’armée américaine en août 1945 avait une puissance de 15 kilotonnes et avait tué sur le coup 100 000 personnes, et 30 000 sont mortes des suites de l’exposition à la radiation.

Environ 2000

Nombre d’ogives possédées par la Russie

Source : Le Parisien