(Oslo) Le prix Nobel de la paix a récompensé vendredi deux journalistes d’investigation, la Philippine Maria Ressa et le Russe Dmitri Mouratov, consécration d’une liberté de la presse menacée de toutes parts en Russie, aux Philippines et au-delà.

« Le journalisme libre, indépendant et factuel sert à protéger contre les abus de pouvoir, les mensonges et la propagande de guerre », a déclaré la présidente du comité Nobel norvégien, Berit Reiss-Andersen.

Âgée de 58 ans, Maria Ressa a cofondé Rappler en 2012, une plateforme numérique de journalisme d’investigation qui a braqué les projecteurs sur les violences accompagnant la campagne antidrogue initiée par le président philippin Rodrigo Duterte.  

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Maria Ressa montre un mandat d’arrêt qui lui était destiné après avoir déposé une caution dans un tribunal, le 2 décembre 2018 à Manille.

« Le nombre de morts est si élevé que la campagne ressemble à une guerre menée contre la population elle-même », a fait valoir le comité Nobel.

Également de nationalité américaine, Mme Ressa a été condamnée en juin pour diffamation, mais laissée en liberté sous caution dans une affaire où elle risque jusqu’à six ans de prison.

« Un monde sans faits signifie un monde sans vérité et sans confiance », a dit l’ancienne journaliste de CNN sur Rappler, un média qui, selon le comité Nobel, « a aussi documenté comment les réseaux sociaux sont utilisés pour propager des fausses informations, harceler les opposants et manipuler le débat public ».

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Dmitri Mouratov devant les locaux du Novaïa Gazeta lors d’un évènement commémorant le décès de la journaliste Anna Politkovskaïa, le 7 octobre 2021

D’un an son aîné, Dmitri Mouratov est, lui, un des cofondateurs et rédacteur en chef du journal Novaïa Gazeta, une des rares voix encore indépendantes en Russie.

Novaïa Gazeta a, comme l’a souligné le comité, mis en lumière « la corruption, les violences policières, les arrestations illégales, la fraude électorale et les “fermes de trolls” » et l’a payé au prix fort : six de ses journalistes ont perdu la vie, dont Anna Politkovskaïa, tuée il y a 15 ans quasiment jour pour jour.

Dmitri Mouratov leur a dédié son prix : « Ce n’est pas mon mérite personnel. C’est celui de Novaïa Gazeta. C’est celui de ceux qui sont morts en défendant le droit des gens à la liberté d’expression ».

Le Kremlin, lui, a salué le « courage » et le « talent » du journaliste.

Dans un pied de nez à Vladimir Poutine, Dmitri Mouratov a ensuite déclaré qu’il aurait lui-même donné le Nobel à l’opposant emprisonné Alexeï Navalny, bête noire du président russe.  

Novaïa Gazeta a vu le jour en 1993 avec l’aide de Mikhaïl Gorbatchev qui y avait placé une partie de l’argent reçu quand il avait lui-même remporté le Nobel trois ans plus tôt. « Une très bonne nouvelle », a réagi l’ex-dirigeant soviétique vendredi.

« Menaces grandissantes »

Dans un monde où, comme le veut l’adage, « la première victime de la guerre, c’est la vérité », il s’agit du premier Nobel de la paix, en 120 ans d’histoire, à récompenser la liberté d’information et d’expression, une « précondition essentielle pour la démocratie et une paix durable » selon le comité Nobel.

D’après le dernier classement de Reporters sans frontières (RSF), la situation de la liberté de la presse est problématique, difficile, voire très grave dans près des trois quarts (73 %) des 180 pays évalués.

Les Philippines de Rodrigo Duterte occupent la 138e place du classement et la Russie de Vladimir Poutine la 150e.

« Bien sûr nous condamnons la situation dans ces deux pays en particulier, mais je tiens à souligner que nous condamnons aussi la situation dans tous les pays où l’activité des journalistes est restreinte et la liberté d’expression sous pression », a dit Mme Reiss-Andersen à l’AFP.  

Le chef de l’ONU, Antonio Guterres, a lui aussi appelé à un effort mondial pour protéger la liberté de la presse.

Le président américain Joe Biden a de son côté salué vendredi les deux lauréats pour avoir, grâce à leur travail journalistique, « rendu compte des abus du pouvoir, exposé la corruption et exigé de la transparence ».  

Un funeste compteur tenu par RSF montre que 24 journalistes professionnels ont été tués depuis le début de l’année dans le monde et 350 autres sont encore emprisonnés.

Le Comité pour la protection des journalistes (CPJ) a rendu hommage à deux reporters « incroyables […] à un moment où la presse fait face à des menaces grandissantes partout dans le monde ».

Du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, tué dans le consulat de son pays à Istanbul, au journal prodémocratie Apple Daily, contraint de fermer cette année à Hong Kong, les tentatives de musellement foisonnent.

« Infodémie »

Si l’information est systématiquement prise pour cible dans les régimes autoritaires et sur les champs de bataille, le débat public dans les pays en paix est aussi parasité par les « infox ».

À l’occasion de la pandémie de COVID-19, l’Organisation mondiale de la santé s’est inquiétée dès le début 2020 de l’« infodémie ».

« Sans liberté d’expression ni liberté de la presse », a conclu Mme Reiss-Andersen, « il sera difficile de réussir à promouvoir la fraternité entre les nations, le désarmement et un monde meilleur ».

Maria Ressa est la première femme couronnée par un Nobel cette saison, après des lauréats 100 % masculins en sciences et en littérature. L’économie clôt le millésime lundi.

Les lauréats des 10 dernières années

PHOTO FERNANDO VERGARA, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

La médaille du Nobel de la paix

2021 : Les journalistes philippine Maria Ressa et russe Dmitri Mouratov pour « leur combat courageux pour la liberté d’expression ».

2020 : Le Programme alimentaire mondial (PAM) des Nations unies « pour ses efforts à combattre la faim dans le monde ».

2019 : Le premier ministre éthiopien Abiy Ahmed « pour ses efforts en faveur de la paix » et en particulier son « initiative déterminée pour régler le conflit frontalier avec l’Érythrée ».

2018 : Le médecin congolais Denis Mukwege et la yézidie Nadia Murad qui œuvrent à « mettre fin à l’emploi des violences sexuelles en tant qu’arme de guerre ».

2017 : La Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires (ICAN) pour avoir contribué à l’adoption d’un traité historique d’interdiction de l’arme atomique.

2016 : Le président colombien Juan Manuel Santos pour son engagement à clore le conflit armé avec la guérilla des FARC.

2015 : Le Quartette pour le dialogue national tunisien, des acteurs de la société civile qui ont permis de sauver la transition démocratique en Tunisie.

2014 : Malala Yousafzai (Pakistan) et Kailash Satyarthi (Inde) « pour leur combat contre l’oppression des enfants et des jeunes et pour le droit de tous les enfants à l’éducation ».

2013 : L’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC), pour ses efforts visant à débarrasser la planète de ces armes de destruction massive.