(New York) Après avoir travaillé au département d’État américain pendant près d’un quart de siècle et observé Joe Biden pendant plus longtemps encore, Aaron David Miller croit pouvoir résumer la pensée du président démocrate face à la chute inéluctable de Kaboul et au retour au pouvoir du régime oppressif et rétrograde des talibans en Afghanistan.

« Si Biden participait à notre conversation, il dirait : “Écoutez, il n’y a pas de problème de politique étrangère ici. Aucun. Et il n’y a pas de plus grande menace pour ma présidence et l’avenir de cette république que les défis auxquels je dois faire face chez moi.” »

Au bout du fil, le diplomate rattaché aujourd’hui à la Fondation Carnegie pour la paix internationale ajoute son grain de sel : « Et si Biden avait besoin d’autres motifs ou d’un catalyseur pour s’en tenir à sa décision, c’est ce qui se passe actuellement en Afghanistan. »

Notre propre maison est brisée et présumer que la présence perpétuelle de 2500 soldats [américains] peut réparer la maison brisée de l’Afghanistan est une combinaison d’arrogance et d’ignorance.

Aaron David Miller, diplomate rattaché à la Fondation Carnegie pour la paix internationale et expert du Moyen-Orient

Il va sans dire que ce point de vue ne fait pas l’unanimité aujourd’hui aux États-Unis. Une certaine élite politique, journalistique et militaire, proche du mouvement néoconservateur, reproche à Joe Biden d’avoir abandonné honteusement un gouvernement allié et des civils innocents aux talibans, qui infligeront aux uns des représailles meurtrières et imposeront aux autres des règles archaïques. Tout comme la partie de la population américaine interpellée par la situation afghane, elle déplore en particulier le sort qui attend les femmes.

Les critiques ne devraient pas mener Joe Biden à changer de cap. Mais elles expliquent sans doute la mise en garde qu’il a lancée samedi aux talibans.

« Nous avons fait savoir aux représentants des talibans à Doha, par l’intermédiaire du commandant de nos troupes, que toute action de leur part sur le terrain en Afghanistan, qui mettrait en danger le personnel américain ou notre mission, donnerait lieu à une réponse militaire américaine rapide et forte », a averti le président dans une déclaration où il a également annoncé le déploiement de 5000 soldats américains pour sécuriser l’évacuation de civils américains et afghans.

Mais cette mise en garde ne satisfera pas les critiques les plus sévères du président.

« Vœux pieux »

« Une prise de pouvoir désastreuse des talibans n’était pas inévitable », a écrit Frederick Kagan, chercheur à l’American Enterprise Institute, berceau du néoconservatisme, dans une tribune publiée vendredi par le New York Times. « Le président Biden a déclaré qu’il avait les mains liées étant donné l’affreux accord de paix négocié entre l’administration Trump et les talibans en vue d’un retrait. Mais il y avait encore un moyen de retirer les troupes américaines tout en donnant à nos partenaires afghans une meilleure chance de conserver les acquis que nous avons obtenus avec eux au cours des deux dernières décennies. »

Ce genre de discours a moins de prise qu’il n’en a déjà eu au sein du Parti républicain. La plupart de ses élus se sont rangés derrière Donald Trump lorsqu’il a fixé au 1er mai la date du retrait des troupes américaines d’Afghanistan. Ces derniers jours, cependant, certains d’entre eux, dont les sénateurs Mitch McConnell, Marco Rubio et Ben Sasse, ont vivement dénoncé la politique afghane de Joe Biden, qui s’est contenté de reporter de quelques mois la date du rapatriement des GI fixée par son prédécesseur.

« La réalité était claire pour tout le monde, sauf pour les plus hauts responsables de l’administration Biden », a déclaré lundi le sénateur McConnell, chef de la minorité au Sénat, depuis l’hémicycle de la Chambre haute du Congrès.

Du choix très bizarre de la date butoir symbolique du 11 septembre à l’absence de plan concret, la décision de l’administration semble avoir reposé sur des vœux pieux et pas grand-chose d’autre.

Mitch McConnell, chef des républicains au Sénat

Pour l’heure, Joe Biden est en phase avec le public américain, qui en a assez de cette intervention militaire commencée il y a près de 20 ans, s’il faut en croire les sondages les plus récents. Intervention dont le coût total – 2000 milliards de dollars – ne semble pas avoir contribué au recrutement, à l’entraînement et à l’équipement d’une armée nationale afghane capable de se battre ou prête à le faire.

Un problème « gérable »

Ce qui ne veut pas dire que l’opinion américaine ne pourrait pas blâmer sévèrement Joe Biden en voyant certaines images troublantes ou sanglantes en provenance d’Afghanistan. Certains médias ont déjà établi un parallèle entre la chute éventuelle de Kaboul et la fin ignominieuse de l’intervention américaine au Viêtnam, en 1975.

« Les images seront horribles, convient Aaron David Miller. Pourraient-elles forcer Biden à retourner en Afghanistan ? Seulement si le personnel de l’ambassade des États-Unis à Kaboul était menacé. Mais on prendra des dispositions pour l’éviter avant que les talibans ne décident ou non d’entrer dans Kaboul. Je pense donc que Biden s’en tiendra à sa décision et que la politique sera probablement gérable. »

Au moment où le spécialiste du Moyen-Orient parlait ainsi, ni le Pentagone ni Joe Biden n’avaient encore annoncé l’envoi en Afghanistan de soldats américains supplémentaires pour appuyer le retrait.

Aaron David Miller entrevoit cependant un scénario où le froid calcul du président Biden en Afghanistan pourrait se retourner contre lui et couler sa présidence.

« Pour l’instant, les sondages suggèrent que la majorité des Américains ne se soucient pas de ce qui se passe en Afghanistan. La seule question qui pourrait les mobiliser et poser des problèmes à Biden n’est pas celle du sort des femmes, ce n’est pas la trahison d’un allié afghan, c’est si, au cours des deux prochaines années, on assistait à une résurgence du terrorisme djihadiste de la part d’Al-Qaïda ou de tout avatar de l’EI dirigé contre les intérêts américains ou des personnes américaines dans la région, sans parler de la patrie. »