Avec Racines, la chef Fisun Ercan offre bien plus qu’un livre de recettes ; elle livre un plaidoyer touchant et très personnel pour une alimentation locale et responsable, au rythme des saisons.

Il y a une qualité intimiste dans Racines, qui peut se lire comme un roman. D’une saison à l’autre, Fisun Ercan raconte les souvenirs de son enfance en Turquie, les ingrédients qu’elle récoltait et transformait avec sa famille, les valeurs qu’elle y a acquises et comment elle transpose le tout à la réalité du terroir québécois.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Racines, un livre de recettes signé Fisun Ercan

Sa philosophie se résume simplement : une alimentation locale et durable adaptée au cycle de la nature et au climat dans lequel nous vivons. « Je serai toujours étonnée par la présence de melon d’eau à l’épicerie pendant les mois les plus froids de l’hiver : ce fruit ne pousse-t-il pas l’été justement pour nous hydrater et nous rafraîchir durant les journées les plus chaudes ? », écrit la chef dans l’introduction de son livre.

Née dans un petit village près d’Izmir, en Turquie, sur la côte de la mer Égée, Fisun Ercan a vécu dans « un paradis sans le savoir », un endroit à la nature foisonnante et généreuse, aux hivers cléments, où sa famille se nourrissait au rythme des saisons, dans le respect de la nature et avec la volonté de ne rien gaspiller.

Des valeurs profondément ancrées, qu’elle a tenté de « transplanter » à son arrivée au Québec, en 1998. Le choc, confie-t-elle dans Racines, a été brutal, avec la vue des étals remplis de fruits et de légumes provenant de partout dans le monde, à longueur d’année – une absurdité pour celle qui croyait, avant de quitter sa Turquie natale, que tout le monde se nourrissait comme il était d’usage dans son village.

Fisun Ercan a peu à peu découvert nos produits locaux et de saison. Ainsi, le bleuet a remplacé la grenade ; l’huile de tournesol, celle d’olive. Elle a adopté le safran et l’agneau québécois, le sirop d’érable, le poivre des Dunes, le sel de mer récolté dans l’estuaire du Saint-Laurent, a découvert les morilles, la rhubarbe, les crevettes nordiques…

Le plus difficile : s’adapter aux saisons québécoises. Si l’artichaut est pour la chef le symbole par excellence du printemps, au Québec, il se déguste plutôt… en août ! D’ailleurs, le printemps est la saison qui lui donne le plus de fil à retordre, admet-elle. Alors que la nature s’éveille, et l’envie de croquer dans des produits frais avec elle, il faut souvent attendre des semaines avant de pouvoir cuisiner les asperges, petits pois et autres légumes printaniers.

PHOTO SYLVIE LI, FOURNIE PAR KO ÉDITIONS

La morille a fait son entrée dans le garde-manger de la chef après son arrivée à Montréal.

La quête du Bika

Après avoir exploité durant 14 ans le restaurant Su, dans Verdun, où elle faisait déjà pousser légumes et fines herbes sur ses toits, Fisun Ercan a acheté, en 2018, une ferme à Saint-Blaise-sur-Richelieu, où l’on trouve aujourd’hui le restaurant saisonnier Bika, qui accueille les clients, du printemps à l’automne, dans sa jolie serre lumineuse.

À cette table, ce qui ne pousse pas à la ferme provient de maraîchers des alentours, alors que la viande et le poisson sont tous locaux, généralement biologiques, fruits d’un élevage à échelle humaine. Les plats servis mettent bien sûr en valeur des ingrédients de saison uniquement.

À l’arrière de la serre, son antre, la cuisine, équipée d’un four à bois et d’étagères sur lesquelles sont alignés conserves, marinades et autres piments séchés transformés l’automne dernier. Plus loin sur le terrain, une serre où pousseront bientôt les premiers semis printaniers : laitues, radis, épinards, bette à carde. En tout, c’est de 15 à 20 variétés de légumes, sans compter les nombreuses fines herbes, que Fisun et son mari Tulga cultivent dans leurs jardins.

Les jardins du Bika
  • PHOTO SYLVIE LI, FOURNIE PAR KO ÉDITIONS

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Nous l’avons rejointe sur place alors qu’elle rouvrait pour la première fois les portes de sa cuisine, après une pause bien méritée, où elle en a profité pour se rendre à Istanbul, pour notamment participer à un évènement en lien avec la durabilité. « Cela faisait trois ans que je n’étais pas allée. Ce que j’ai vu dans les marchés cette fois-ci, c’est beaucoup de légumes d’été. Je voulais juste pleurer ! »

Dans Racines, elle propose, en toute simplicité, des recettes pour chaque saison de l’année. « C’est vraiment une cuisine axée sur l’ingrédient, et non pas sur la technique ou les recettes. Les gens peuvent être créatifs, remplacer un ingrédient, ça me fait plaisir. »

Au-delà des recettes, ce qui était important pour moi, c’était de passer ce message personnalisé. Je voulais que les gens sentent que je suis à côté d’eux, que je leur raconte l’histoire de ce plat pendant qu’ils le cuisinent.

Fisun Ercan

  • Quelques exemples de conserves qui se trouvent dans la cuisine du Bika : oignons marinés, poivrons rouges saumurés, feuilles de vigne, poudre de betterave...

    PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

    Quelques exemples de conserves qui se trouvent dans la cuisine du Bika : oignons marinés, poivrons rouges saumurés, feuilles de vigne, poudre de betterave...

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Elle a cuisiné toutes les recettes du livre et en a réalisé le stylisme culinaire. Les photos, prises à la ferme, se sont échelonnées sur quatre saisons. « Chaque élément qu’on retrouve dans les recettes est vraiment de la saison. Il n’y a rien qui a été faké ! », assure-t-elle en riant.

Cuisine métissée

L’ouvrage fait la part belle aux plats typiques de la cuisine turque, adaptés à la réalité québécoise, avec des ingrédients d’ici. Au menu : les incontournables börek et manti (raviolis turcs), des dolma (légumes farcis) et des sarma (légumes-feuilles roulés), mais aussi d’autres spécialités comme le çiğ köfte (tartare d’agneau), muhallebi (pudding au lait), pilaki (haricots mijotés)…

  • Un livre de recettes turques sans dolma ? Impossible, dit la chef. Les ingrédients de cette recette estivale : aubergines, courgettes et poivrons farcis au riz, tomates fraîches et fines herbes.

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    Un livre de recettes turques sans dolma ? Impossible, dit la chef. Les ingrédients de cette recette estivale : aubergines, courgettes et poivrons farcis au riz, tomates fraîches et fines herbes.

  • Une recette printanière : œufs poêlés à la rhubarbe

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    Une recette printanière : œufs poêlés à la rhubarbe

  • Une recette réconfortante au cœur de l’hiver : börek au bœuf, raisins secs, pistaches et fines herbes

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    Une recette réconfortante au cœur de l’hiver : börek au bœuf, raisins secs, pistaches et fines herbes

  • Une belle idée pour ne pas perdre ses tomates cerises que cette confiture.

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    Une belle idée pour ne pas perdre ses tomates cerises que cette confiture.

  • Impossible de passer à côté des manti, spécialité turque.

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    Impossible de passer à côté des manti, spécialité turque.

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Même si la cuisine turque fait partie de son ADN, la chef a au fil des années modifié ses recettes, ajouté des ingrédients qu’on ne retrouve pas en Turquie, tel le crabe des neiges. Une réelle cuisine de proximité, aux influences métissées, où les ingrédients importés sont l’exception, plutôt que la règle.

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J’ai passé la moitié de ma vie au Québec maintenant. Ça me donne un double héritage culinaire. Partout dans le monde en ce moment, on parle de durabilité, de manger local. Moi, j’ai vécu là-dedans, naturellement ! Je voulais partager mes connaissances dans ce livre, je trouvais que c’était ma responsabilité.

Fisun Ercan

Appliquer ces beaux principes au jour le jour peut parfois sembler une tâche insurmontable pour les néophytes. Loin de la culpabilisation qui va parfois de pair avec ce genre de discours, Fisun Ercan souhaite inspirer les gens avec des recettes accessibles qui permettent d’appliquer sa philosophie au quotidien.

Concentré de tomates maison à réaliser avec des tomates mûres, légumes ou fruits fermentés en un tournemain qui se conservent des mois au frigo, poudre de betterave à partir des pelures du légume racine, sauce verte aux fines herbes à congeler, sirop de pissenlit… Voilà quelques recettes qui permettent d’éviter les pertes et qui vous nourriront savoureusement durant les mois les plus arides de l’année.

Racines

Racines

KO Éditions

248 pages

Consultez le site du Bika Ferme & Cuisine

Recette

Steak d’agneau sur caviar d’aubergine, huile aux bleuets et aux herbes

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Pour cette recette, Fisun Ercan s’est librement inspirée du kebab d’agneau, normalement servi en Turquie avec de la purée d’aubergine, en remplaçant les usuels grains de grenade par des bleuets du Québec. Bien que cette préparation apparaisse dans le chapitre consacré à l’été, la chef, fidèle à sa philosophie, l’a cuisiné pour La Presse avec ce qu’elle avait sous la main : caviar d’aubergine, bleuets fermentés et sarriette dans l’huile, tous mis en pot l’automne dernier.

Ingrédients

  • 4 aubergines rondes ou ordinaires
  • 30 ml (2 c. à soupe) de jus de citron
  • Sel de mer, au goût
  • 30 ml (2 c. à soupe) de yogourt nature biologique
  • 1 tranche de 450 g (1 lb) de gigot ou de selle d’agneau, désossée
  • 15 ml (1 c. à soupe) d’huile de tournesol du Québec, ou huile d’olive extra vierge
  • 15 ml (1 c. à soupe) de mélange d’épices pour viande (voir recette plus bas)

Pour l’huile aux bleuets et aux herbes

  • 125 ml (1/2 tasse) d’huile de tournesol du Québec
  • 1 poignée de bleuets
  • 15 ml (1 c. à soupe) de pistaches, hachées grossièrement
  • 5 ml (1 c. à thé) de sumac
  • Quelques feuilles de sarriette, de menthe et d’aneth frais, hachées grossièrement

Pour le mélange d’épices

  • 7,5 ml (1/2 c. à soupe) de graines de cumin entières
  • 5 ml (1 c. à thé) de graines de coriandre entières
  • 2 piments de la Jamaïque entiers
  • 2 grains de poivre entiers
  • 2,5 ml (1/2 c. à thé) de sumac
  • 2,5 ml (1/2 c. à thé) de flocons de piment rouge

Préparation

Pour le mélange d’épices pour viande

  1. À l’aide d’un moulin à épices, moudre les épices, excepté le sumac et les flocons de piment. Transvider les épices moulues dans un petit pot Mason. Ajouter le sumac et les flocons de piment, et bien mélanger. Fermer le pot et réserver. Le mélange se conserve jusqu’à deux semaines sans perdre sa fraîcheur.
  • La sarriette fraîche se conserve facilement dans l’huile.

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    La sarriette fraîche se conserve facilement dans l’huile.

  • Le caviar d’aubergine peut être fait avec des aubergines, en saison, puis congelé.

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    Le caviar d’aubergine peut être fait avec des aubergines, en saison, puis congelé.

  • Des bleuets fermentés remplacent les bleuets frais normalement utilisés pour cette recette.

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    Des bleuets fermentés remplacent les bleuets frais normalement utilisés pour cette recette.

  • La touche finale

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    La touche finale

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Pour la recette

  1. Préchauffer le barbecue à intensité vive ou préchauffer le four à 200 °C (400 °F).
  2. Préparer le caviar d’aubergine. Piquer les aubergines à la fourchette ou avec une brochette à quelques endroits. Cuire les aubergines sur la grille du barbecue ou du four jusqu’à ce qu’elles soient très molles lorsqu’on les touche avec des pinces. Déposer les aubergines sur une plaque et les laisser suffisamment refroidir pour les manipuler.
  3. Verser le jus de citron dans un bol et saler. Peler les aubergines ou les couper en deux et en racler la chair avec une grosse cuillère. Déposer rapidement la chair d’aubergine dans le bol et la retourner dans le jus de citron pur éviter qu’elle s’oxyde. (Essayez de la conserver bien pâle, mais ne vous en faites pas si la couleur fonce un peu.) Écraser la chair d’aubergine à la fourchette pour obtenir une purée grossière. Ajouter le yogourt et mélanger pour bien l’incorporer. Couvrir et réfrigérer pendant la cuisson de la viande. (Le caviar d’aubergine se conservera jusqu’au lendemain au réfrigérateur.)
  4. Préparer l’huile aux bleuets et aux herbes. Mettre tous les ingrédients dans un bol. Écraser 2 ou 3 bleuets avec le dos d’une cuillère pour en libérer le jus dans l’huile, mélanger et réserver.
  5. Retirer la viande du réfrigérateur. La huiler de chaque côté, saler et parsemer des épices. Laisser reposer à température ambiante 30 minutes.
  6. Chauffer une poêle en fonte à feu élevé jusqu’à ce qu’elle soit fumante (ne pas la huiler). Cuire la viande de 2 à 3 minutes de chaque côté, selon l’épaisseur. Retirer la viande de la poêle, la déposer sur une plaque, puis poursuivre la cuisson au four pendant environ 5 minutes ou jusqu’à ce qu’un thermomètre inséré au centre de la pièce de viande indique 55 °C (130 °F). Retirer la poêle du four et laisser reposer 5 minutes. Ou encore, griller la viande sur la barbecue de 2 à 3 minutes de chaque côté.
  7. Répartir le caviar d’aubergine dans des assiettes ou l’étendre sur une assiette de service. Trancher la viande et déposer les tranches sur le caviar d’aubergine. Arroser de l’huile aux bleuets et aux herbes.