Chaque jeudi, nous revenons sur un sujet marquant dans le monde, grâce au recul et à l’expertise d’un chercheur du Centre d’études et de recherches internationales, de l’Université de Montréal, ou de la Chaire Raoul-Dandurand, de l’UQAM.

Le 15 novembre dernier, lors d’une réunion qui s’est tenue à Téhéran, le guide suprême de la révolution islamique, l’ayatollah Ali Khamenei, a adressé un message clair à Ismaïl Haniyeh, chef du Hamas : l’Iran n’a aucune intention de s’impliquer directement dans le conflit ouvert qui oppose actuellement la milice palestinienne à Israël dans la bande de Gaza. Depuis, Téhéran a réaffirmé à plusieurs reprises auprès de Washington sa volonté de non-belligérance – aussitôt interprétée comme une distanciation vis-à-vis du Hamas. Cette prise de position intervient alors que de nombreuses spéculations ont encore cours sur le rôle de la République iranienne dans la guerre qui fait rage au Proche-Orient depuis le 7 octobre.

La posture adoptée par le régime iranien douche les espoirs des dirigeants du Hamas de voir l’Iran s’impliquer militairement à leur côté contre Israël. Quelques heures à peine après l’incursion des commandos palestiniens en territoire israélien, le commandant militaire du Hamas, Mohammed Deïf, avait appelé ses alliés iraniens à joindre leurs forces à la lutte du peuple de Palestine contre l’entité sioniste. Au même moment, le haut degré de sophistication de l’opération « Déluge d’Al-Aqsa » avait amené de nombreux observateurs à s’interroger sur une possible complicité iranienne – le Wall Street Journal allant même jusqu’à supputer une implication directe d’officiers du Corps des gardiens de la révolution islamique dans la préparation de l’attaque.

Aussitôt, les dirigeants iraniens s’étaient empressés de démentir ces allégations, présentant l’attaque du 7 octobre comme « farouchement autonome ». Trois jours après les évènements de Gaza, l’ayatollah Ali Khamenei avait lui-même rejeté les accusations selon lesquelles son pays serait derrière l’action contre Israël. Le 3 novembre, c’était au tour du chef du Hezbollah libanais de dédouaner l’Iran et sa propre organisation de toute implication en qualifiant l’opération de « 100 % palestinienne ». Au cours d’une allocution, dont le Hamas attendait énormément, Sayyed Hassan Nasrallah avait certifié que la milice palestinienne avait gardé secrète son attaque contre Israël auprès de ses alliés iraniens et libanais. Entre-temps, les services secrets israéliens et américains avaient abouti aux mêmes conclusions : l’Iran et le Hezbollah ont été, au même titre que les Israéliens et les Occidentaux, « entièrement surpris » par l’initiative du Hamas.

PHOTO YOUSEF MASOUD, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Des militants palestiniens célèbrent la destruction d’un char israélien à la barrière de la bande de Gaza, à l’est de Khan Younis, le 7 octobre.

Le fait que la République islamique n’ait pas été tenue informée des détails de l’opération « Déluge d’Al-Aqsa » ne signifie pas pour autant que les autorités iraniennes n’ont pas fourni au Hamas le soutien nécessaire à sa mise en place.

Depuis plusieurs décennies, Téhéran apporte à la milice palestinienne un appui budgétaire et logistique assidu, ce qui fait dire à de nombreux observateurs que, de facto, l’opération n’aurait pas pu avoir lieu sans l’aide iranienne. Ainsi, aux yeux de l’islamologue Gilles Kepel, il ne fait pas de doute que l’attaque du Hamas contre le territoire israélien « n’a été rendue possible que grâce à l’aide tous azimuts de l’Iran chiite », un avis que partage Jon Finer, conseiller adjoint à la sécurité nationale des États-Unis, lorsqu’il déclare : « Ce dont nous pouvons être quasi certains, c’est que l’Iran s’est très largement rendu complice de ces attaques à travers le soutien qu’il apporte au Hamas depuis des décennies. »

Que Téhéran soit le bailleur indéfectible du Hamas sans avoir été mis au courant de l’attaque du 7 octobre est loin d’être un paradoxe ; cela reflète la logique de la stratégie indirecte de l’Iran. Celle-ci consiste en effet à éviter le choc frontal avec Israël en agissant, sous le radar, par l’intermédiaire d’acteurs non étatiques. L’approche du commanditaire iranien est d’offrir à ce type de proxy, comme le Hezbollah libanais, les houthis du Yémen ou le Hamas lui-même, une autonomie et une marge de manœuvre opérationnelle suffisantes pour pouvoir agir indirectement, tout en conservant la possibilité de nier de façon plausible (« plausible deniability » en anglais) son implication dans leurs initiatives ponctuelles. Il peut ainsi échapper à d’éventuelles représailles directes.

PHOTO WANA NEWS AGENCY, FOURNIE PAR REUTERS

Le guide suprême iranien, l’ayatollah Ali Khamenei

En l’occurrence, la distance établie avec le Hamas permet aux dirigeants iraniens d’éviter de placer le régime islamique dans la ligne de mire israélienne, tout en tirant profit du regain de tension au Proche-Orient.

Parmi ces dividendes, on peut citer le déraillement (temporaire ?) du processus de rapprochement israélo-arabe lancé par les accords d’Abraham ; la réaffirmation de l’Iran comme champion de la cause palestinienne et de la lutte anti-impérialiste ; la remise en cause de l’infaillibilité technologique et militaire d’Israël ; ou encore la possibilité de voir le gouvernement Nétanyahou et Tsahal discrédités par l’intervention militaire à Gaza et ses implications humanitaires.

À plus long terme, l’Iran pourrait cependant faire les frais d’une déstructuration du Hamas, de la perte du levier de pression indirecte que ce dernier lui permet d’exercer sur Israël, d’une extension du conflit à d’autres acteurs comme le Hezbollah, et d’un embrasement régional susceptible de fragiliser le régime islamique ou, dans le scénario le plus extrême, de remettre en cause son existence. Autant de risques dont les dirigeants iraniens sont parfaitement conscients et qui expliquent leur implication prudente et mesurée aux côtés du Hamas.

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