Avertissement : cette photo pourrait choquer certains lecteurs. À vrai dire, elle devrait choquer tout le monde.

PHOTO JULIA LE DUC, ASSOCIATED PRESS

Óscar Alberto Martínez Ramírez et sa fille, Valeria, 23 mois, sont morts noyés dans le Rio Grande, lundi, en tentant de rejoindre les États-Unis.

Ne détournez pas le regard.

Ne changez pas d’écran.

Arrêtez-vous.

Regardez.

Cette photo, vous l’avez déjà vue. Seul le décor est différent. C’était sur une plage de Turquie, en 2015.

Elle vous avait choqués, bouleversés.

Elle vous avait forcés à réfléchir au-delà des débats sur l’immigration, froids et désincarnés, qui secouent nos sociétés occidentales. À voir les humains derrière les statistiques.

Cette photo-ci a été publiée mardi par le quotidien mexicain La Jornada. Depuis, elle a fait le tour du monde.

On y voit deux corps inertes, à moitié immergés dans les eaux vaseuses du Rio Grande.

Une fillette calée dans le t-shirt de son père, comme s’il n’avait rien trouvé de mieux pour la protéger du courant.

Le petit bras de l’enfant enroulé autour du cou de son papa, comme si elle s’y était accrochée jusqu’à son dernier souffle.

Ne détournez pas le regard.

Cette photo encapsule toute la cruauté de notre époque.

***

Óscar Alberto Martínez Ramírez, 25 ans, gagnait 10 $ US par jour dans une pizzeria de la chaîne Papa John’s, à San Salvador. Après la naissance de son bébé, il n’arrivait plus à joindre les deux bouts.

Comme des milliers d’autres, il voulait croire au rêve américain. Il a fait le choix de quitter le Salvador avec sa femme, Tania Vanessa Ávalos, 21 ans, et leur fille, Valeria, 23 mois.

Comme des milliers d’autres, M. Ramírez s’est retrouvé coincé dans le nord du Mexique, où les migrants d’Amérique centrale s’entassent dans des camps misérables en attendant que leurs dossiers soient examinés par les autorités américaines.

Comme des milliers d’autres, face à un sort plus qu’incertain, il a décidé de risquer le tout pour le tout.

Dimanche, non loin d’un pont reliant la ville mexicaine de Matamoros à Brownsville, au Texas, M. Ramírez a traversé le Rio Grande à la nage avec sa petite fille. Mme Ávalos se tenait derrière.

À cet endroit, le fleuve paraissait calme en surface, mais les courants profonds étaient forts. De peine et de misère, M. Ramírez est parvenu à rejoindre la rive américaine. Il a posé sa fille afin de retourner chercher sa femme.

Mais la petite avait peur ; elle ne voulait pas rester seule. Elle s’est jetée à l’eau derrière son père. Ce dernier est parvenu à l’attraper, à la glisser sous son t-shirt pour la ramener vers la rive.

Le courant les a emportés tous les deux, sous les yeux horrifiés de Mme Ávalos.

***

Sans cette photo d’une infinie tristesse, le drame de M. Ramírez et de sa fille aurait à peine fait sourciller les Américains – et le reste de la planète.

Comme le drame d’une femme et de ses trois enfants trouvés dimanche en plein désert écrasant de chaleur. Morts, tous les quatre.

Comme le drame des 283 migrants morts en tentant de traverser la frontière américano-mexicaine, l’an dernier.

Ils ont risqué le tout pour le tout, eux aussi. Mais personne n’y était pour documenter leur funeste échec.

Mieux que n’importe quel chiffre, cette photo nous rappelle les périls auxquels sont confrontés les hommes, les femmes et les enfants qui fuient la violence et la pauvreté dans l’espoir de trouver refuge aux États-Unis.

Elle nous rappelle brutalement le prix humain de la crise qui s’embourbe à la frontière américano-mexicaine.

Depuis des mois, les observateurs préviennent que le durcissement des politiques migratoires de l’administration Trump se traduira inévitablement par plus de souffrances, plus de morts.

Brandissant la menace d’une hausse des tarifs douaniers, Washington a poussé Mexico à adopter, lui aussi, la ligne dure envers les migrants. Début juin, le Mexique a déployé 20 000 hommes le long de la frontière pour bloquer le passage vers les États-Unis des migrants en provenance d’Amérique centrale.

Le résultat était prévisible : de plus en plus de migrants empruntent des routes de plus en plus dangereuses pour réaliser leur rêve américain. Quitte à en mourir.

***

Faut-il rappeler que ces hommes, ces femmes et ces enfants proviennent de pays chaotiques où le taux de violence est si élevé qu’il surpasse parfois celui de pays en guerre ?

Et même si ce n’était « que » pour fuir la pauvreté, comme la famille Ramírez a tenté de le faire, ces gens-là n’ont-ils pas droit à un peu, juste un peu, d’humanité ?

Eh bien, non. Pas si l’on en juge par les échos provenant du centre de détention de Clint, au Texas, où près de 300 enfants migrants ont été traités comme du bétail.

Et encore, le bétail est soigné avec plus de respect.

Des enfants malades, échevelés, qui dorment à même le sol de ciment, qui baignent dans leur crasse et leur misère, les vêtements croûtés de morve et de larmes.

Des enfants tenaillés par la faim, prenant soin de bébés qu’ils ne connaissaient même pas avant d’être enfermés avec eux dans des cages.

Des enfants laissés à eux-mêmes, sans savon, sans brosse à dents, sans médicaments. Sans surveillance non plus, à part celle assurée par des gardiens armés et masqués pour se protéger de toute infection.

Cette fois, aucune photo. Pas la moindre image pour décrire ce cauchemar éveillé. Les journalistes n’ont pas accès aux centres de détention installés le long de la frontière.

Ce sont des avocats qui ont visité le centre de Clint. Choqués par ces conditions dignes d’un goulag, ils ont sonné l’alarme.

Les révélations ont fait scandale. Lundi, des centaines d’enfants ont été transférés dans un lieu temporaire où ils ont accès à des douches, des matelas, des soins médicaux.

Mais une centaine d’autres sont toujours enfermés au goulag de Clint. Mardi, le président Donald Trump a déclaré qu’ils étaient « très bien » traités.

Nous voilà rassurés.

***

Il s’appelait Alan Kurdi.

En septembre 2015, le bambin de 3 ans a fui la Syrie en guerre. L’embarcation surchargée dans laquelle sa famille avait pris place a fait naufrage en Méditerranée.

Son petit corps s’est échoué sur la plage de Bodrum, en Turquie.

La photo est devenue iconique. La main sur le cœur, la larme à l’œil, les politiciens ont clamé : « Plus jamais ! »

Et pourtant. Quatre ans plus tard, le risque pour un migrant de périr en Méditerranée n’a jamais été aussi élevé, rappelait ma collègue Agnès Gruda la semaine dernière.

Les patrouilles de sauvetage en mer ont presque toutes disparu. Les ONG qui menaient ces opérations de secours, harcelées par les autorités italiennes, ont baissé pavillon.

Il s’appelait Alan Kurdi. Le monde l’a déjà oublié.

Voilà qu’une nouvelle photo, tout aussi insupportable, fait resurgir son souvenir.

Ne détournons pas le regard. Et cette fois, essayons de ne pas oublier.