C’est un spectacle du Cirque du Soleil qui a inspiré, en quelque sorte, le plus récent film sur David Bowie. « Je ne devrais pas te dire ça parce que tu viens de Montréal, mais je ne suis pas intrinsèquement du type Cirque du Soleil… », me confiait la semaine dernière Brett Morgen, réalisateur de Moonage Daydream, film impressionniste sur la vie et l’œuvre de David Bowie.

C’est pourtant lorsque Morgen a vu Love du Cirque du Soleil, spectacle sur les Beatles mis en scène par Dominic Champagne à Las Vegas, que l’idée de Moonage Daydream est née. « Je suis retourné voir le spectacle le lendemain, dit-il, parce que c’était comme entendre les Beatles pour la première fois. »

En 2007, le documentariste américain a contacté David Bowie pour lui proposer de jouer son propre rôle dans un film musical hybride, inspiré de son univers. Ça n’a pas abouti – la santé de Bowie était chancelante et le tournage envisagé, exigeant –, mais Morgen a senti qu’il avait établi un contact privilégié avec l’artiste et son équipe.

Lorsque Bowie est mort, en janvier 2016, le cinéaste a proposé à sa succession de réaliser un projet « d’expérience musicale immersive » autour de son œuvre. L’imprésario de Bowie, devenu son exécuteur testamentaire, a trouvé que Morgen, qu’il avait rencontré une décennie plus tôt et qui venait de réaliser Montage of Heck, documentaire sur la vie et la mort de Kurt Cobain, était l’homme tout désigné pour mener à terme ce projet ambitieux.

En 2017, la succession de Bowie lui a donné accès à des milliers d’heures d’archives inédites et personnelles de cet artiste parmi les plus influents des 50 dernières années. Morgen a travaillé pendant quatre ans sur ce film – qui est davantage une expérience sensorielle qu’un documentaire biographique –, dont deux ans à passer les archives au peigne fin, puis 18 mois sur les seules séquences d’animation et le son.

« Après avoir fait Montage of Heck, je n’avais pas d’intérêt à faire un autre documentaire musical biographique », m’explique Brett Morgen, rencontré en marge du Festival international du film de Toronto, où Moonage Daydream a été présenté après sa première mondiale à Cannes.

PHOTO LOIC VENANCE, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Le réalisateur Brett Morgen au Festival du Cinéma Américain de Deauville, le 3 septembre

Je voulais enlever toutes les couches de faits biographiques, afin d’extraire le jus du raisin et ne laisser que l’expérience pure.

Brett Morgen, réalisateur de Moonage Daydream

Il dit avoir voulu recréer une « expérience immersive et hermétique », comme celles qu’il avait connues et aimées dans sa jeunesse californienne lors de ses multiples visites à Disneyland. Bowie comme un parc thématique ? « David est devenu le parfait canevas pour ça. On n’arrive pas vraiment à comprendre Bowie avec des faits. On n’y arrive pas en sachant qu’il a travaillé avec Lou Reed ou Tony Visconti. La beauté de Bowie est qu’il est une énigme, un mystère. J’ai voulu insister là-dessus. »

Le philosophe Bowie

Autant Montage of Heck, aussi fait d’archives inédites, pouvait se résumer à l’expression « Cobain par Cobain », autant Moonage Daydream, c’est « Bowie par Bowie ». On entend sa voix du début à la fin, hors champ ou à l’écran. Il n’y a aucun autre intervenant. Que Bowie, ses dessins, ses sculptures, ses carnets, des séquences de ses entrevues, de ses vidéoclips, de ses films et de 48 de ses chansons rematricées, en versions studio et en spectacle.

« C’était le point de départ, dit Brett Morgen. La raison pour laquelle j’ai voulu faire ce film est que je voulais entendre ma musique préférée sur la meilleure chaîne stéréo au monde, mixée par les meilleurs ingénieurs de son. »

PHOTO NEON, FOURNIE PAR ASSOCIATED PRESS

Image tirée de Moonage Daydream

Je lui soumets que son film aurait pu s’intituler La vie selon Bowie, artiste multidisciplinaire de génie qui disait « détester gaspiller une journée ».

Il a la profondeur d’un philosophe. On pourrait bâtir une religion autour de lui. Une forme de néo-bouddhisme transitoire. Il n’est pas dogmatique, donc il crée son propre système de croyances, qui est basé sur une idée assez simple : la vie est courte, exploitez-en chaque moment.

Brett Morgen, à propos de David Bowie

Brett Morgen en sait quelque chose. Alors qu’il commençait à travailler sur le film, il a fait un AVC et a été plongé dans un coma pendant une semaine. Il a failli, littéralement, y laisser sa peau.

« J’adore David Bowie, man ! Il est arrivé dans ma vie quand j’avais 12 ans et il a fait exploser la fondation de mon système de croyances. Et c’était déjà assez pour m’influencer plus que n’importe quel autre artiste. Puis à 47 ans, j’ai entrepris ce projet, et renouer avec Bowie m’a permis de comprendre comment je devais vivre ma vie. Ma propre religion – je suis juif – n’a jamais eu beaucoup de sens pour moi. »

Brett Morgen n’était pas un inconditionnel de David Bowie avant de réaliser ce film. Comme beaucoup, il a été séduit par le Bowie des débuts, Ziggy Stardust, le Thin White Duke, la période berlinoise, puis s’en était désintéressé après Let’s Dance, en 1983. Bowie l’admet lui-même dans le film : il a perdu le cap de ses ambitions artistiques dans les années 1980.

« Il s’est perdu en mer, rappelle Morgen. Mais devenir mainstream n’était pas un accident. Je pense que ce sera éclairant pour de nombreux fans de Bowie : dans une entrevue avec [la journaliste] Lisa Robinson, cinq mois avant la sortie de Let’s Dance, il parle de sa volonté de connaître un succès commercial comme une expérience sociale. Il veut en faire son terrain de jeu. »

« En avance sur nous tous »

Lorsque Bowie a connu ce fameux succès commercial, il y a pris goût et s’est pris au jeu de la célébrité, laisse-t-il lui-même entendre dans Moonage Daydream, qui est aussi l’un des titres phares de l’album The Rise and Fall of Ziggy Stardust and The Spider from Mars.

« Comme Midas dans la tragédie grecque, il a aimé avoir l’argent, la notoriété et l’absence de pression de devoir à tout prix être créatif, croit Brett Morgen. Et il est devenu paresseux. Il s’est égaré. De 1984 à 1987, plutôt que de satisfaire ses propres désirs artistiques, il a donné aux gens ce qu’ils voulaient. Il sentait qu’il avait perdu son âme, mais il avait peut-être besoin de ça pour se rendre au prochain stade de sa vie avec [sa femme] Iman. »

Je ne sais pas si Bowie était philosophe, mais l’artiste prolifique et brillant qu’il était, lui, a toujours semblé en avance sur son temps. Il était surtout, croit Brett Morgen, particulièrement en phase avec son époque. « Il était en avance sur nous tous ! Il entendait, sentait, voyait des choses qui se passaient que nous ne parvenions pas à saisir. Il était comme un anthropologue de la culture. Il a réussi à capter l’esprit de chaque moment. C’est pourquoi il aimait vivre dans le moment présent », dit-il.

« Je ne crois pas avoir déjà vu quelqu’un de plus à l’aise, d’aussi bien dans sa peau, vieillir de manière aussi élégante et gracieuse. » Moi non plus.

Moonage Daydream sera présenté au cinéma dès vendredi.