La géographie intellectuelle du Québec est en pleine redéfinition. Dans cette série, notre collaborateur Jérémie McEwen nous présente des essayistes qui pensent le monde contemporain.

J’avais envie de lire un vrai livre de philo pour conclure cette série. J’ai décidé que ceci serait le dernier papier des « Penseurs d’ici » – mes propres essais m’appellent.

Le désir du réel dans la philosophie québécoise est apparu sur ma table comme un petit bijou redécouvert au fond d’une boîte, parce qu’il réunit pour une trop rare fois ces deux mots : philosophe québécois. Des essayistes québécois qui disent « je », il y en a plein, mais des philosophes plus académiques, comme ceux présentés dans cet ouvrage, on croit souvent à tort que ça n’existe pas ici.

Fradet nous en présente cinq dans son essai, tous des hommes, aura-t-on tôt fait de remarquer, dont l’incontournable Charles Taylor. Comme pour les quatre autres abordés, l’auteur, qui s’est attelé à la tâche de cet ouvrage lors d’études postdoctorales, travaille assez fort pour aborder sa pensée dans la bienveillance. Comme chacun sait, Taylor peut parfois être accusé de relativisme, notamment à la suite de ses tergiversations dans sa participation à la commission sur les accommodements raisonnables. Mais non, il ne le serait pas.

ll serait pluraliste plutôt, ouvert à la différence et à l’altérité, selon l’auteur. Je ne saurais trop trancher, mais il est certainement agréable de lire ce chapitre pour cerner l’homme d’un peu plus haut que dans un éditorial sensationnaliste.

Le professeur au cégep de Saint-Laurent procède de la même manière pour Charles De Koninck, qu’il ne faudrait pas prendre pour un simple interprète de la pensée de saint Thomas d’Aquin, ainsi que pour Jacques Lavigne, dont la croyance ostentatoire découlant de l’idée d’inquiétude ne devrait pas discréditer la pensée. De Koninck fils, Thomas, dont la légende veut qu’il ait inspiré le personnage du Petit prince dans sa jeunesse, et Jean Grondin, qui a d’ailleurs dirigé le postdoctorat de Fradet, complètent le quintette.

En revisitant la pensée de ce dernier, qui clôt l’ouvrage, j’ai eu l’impression de boucler une très grande boucle. Grondin, star universitaire pour son expertise en philosophie allemande, a aussi dirigé mes études de maîtrise il y a 20 ans. Tellement star déjà à l’époque, et tellement occupé à l’être, que je n’ai souvenir d’aucune discussion avec mon directeur, faute de temps. Il faut dire que ça faisait mon affaire à l’époque, alors que j’aimais penser en vase clos loin de ce que pensaient mes contemporains.

Comme arche réunissant ces penseurs, le thème du réalisme est mis de l’avant. J’ai souri en le constatant. Je suis entré dans le bureau de ma blonde et je lui ai dit : « Il se pose la question à savoir si le réel existe à l’extérieur de nos têtes ou pas. La vieille question, ha ha ha ! » C’est la question des questions de tous les philosophes, au fond, la question tannante, un tantinet fermée sur elle-même et stérile à bien des égards, à savoir si ce que nous pensons du monde a tout à voir avec ce que nous pensons, et bien peu à voir avec le monde. C’est une question née en grande partie dans la Critique de la raison pure de Kant, mais dont on peut retracer les sources de Platon jusqu’à Keanu Reeves dans La Matrice. Une question à laquelle il est impossible de répondre.

D’une part, nier l’existence de faits réels « extramentaux » (un génocide, par exemple) est tout simplement dangereux. D’autre part, nier qu’il existe bien des constructions personnelles choisies librement (le sens d’une vie) semble indûment tout ramener à quelque absolu. Mais ce livre tangue néanmoins vers la première option : le réel est là, et ce que nous construisons s’assied toujours sur ce réel commun partagé. Pour ma part, j’aime mieux laisser la question sans réponse définitive et poursuivre la discussion sur des cas particuliers. En tout cas, ce qui était pour moi une révision d’une vieille leçon mérite d’être abordé par quiconque possède un minimum de curiosité métaphysique. C’est-à-dire tout le monde.

Tout au long de ma lecture, même si j’admirais la démarche, j’avais néanmoins envie que l’auteur dise « je ».

Je me suis rappelé cette amie, qui avait lu mon mémoire de maîtrise, et qui m’avait demandé autour d’une bière de vingtenaires : « Mais c’est qui, ça, “nous” ? » Ne trouvant pas de réponse à sa question, je me suis mis à remplacer des pronoms en catastrophe deux jours avant la remise du texte pour évaluation. Personne dans le jury ne s’était formalisé de mon usage de la première personne du singulier – c’est ce pronom qu’utilisent Descartes, Montaigne et Nietzsche, après tout. Et chaque fois qu’un de mes propres étudiants me demande s’il est permis de le faire dans son examen, je réponds que « tous les pronoms personnels sont permis dans ce cours ».

Fradet me disait au téléphone qu’il voulait justement écrire un essai plus personnel dans le futur, et je le souhaite. Le mot « désir » dans le titre de son livre est ce qu’il comporte de plus profond. Le désir d’un « je », qui est ce qu’il y a de plus réel à certains égards, est au cœur de la démarche de tout penseur.

Je désirais dans cette série sur les penseurs du Québec cartographier les idées qui nous forgent collectivement, en m’inspirant justement de Kant, qu’on surnomme parfois le géographe de la raison. J’ai l’impression que ma carte est faite, quoiqu’incomplète et imparfaite. Je désire maintenant plus que tout que la pensée québécoise s’exporte hors de nos frontières, dans toute sa diversité. Elle est mûre, fraîche, limpide et profonde à la fois. Devant.

Le désir du réel dans la philosophie québécoise

Le désir du réel dans la philosophie québécoise

Nota Bene

246 pages