De la fin des années 60 jusqu'à la fin des années 70, le jazz-fusion avait la cote pour ses propositions innovantes. Une génération entière de jeunes mélomanes avait été séduite. Après quoi les superbassistes, superguitaristes, superclaviéristes et superbatteurs associés à cette scène épuisèrent leur capital de crédibilité. Malgré les hautes performances techniques de ses interprètes, ce sous-genre en panne de créativité connut un déclin rapide.

La virtuosité au service de la virtuosité avait atteint ses limites. Au cours des années 80 et 90, le jazz-fusion s'est effondré. Ses détracteurs les plus virulents l'ont associé aux plateaux de télé, grandes surfaces et salles d'attente. Depuis lors, le jazz-fusion de Chick Corea et Jean-Luc Ponty n'attire que les nostalgiques de cette époque et les étudiants inscrits aux facultés de jazz.

Au tournant de l'an 2000, la musique électronique a insufflé une nouvelle énergie au jazz non acoustique, brève période où tous les espoirs étaient permis. Nous voilà en 2014, force est d'observer qu'une génération de musiciens éduqués aux grandes écoles du jazz relancent le fusion, en en modifiant l'esthétique, en liant de vraies propositions compositionnelles à la virtuosité de ses interprètes, ou encore en lui conférant un certain classicisme.

En concert cette semaine au FIJM, prenons trois exemples distincts pour illustrer la tendance :

Aratta Rebirth, quintette de Tigran Hamasyan

On connaît maintenant le quintette de Tigran, on en vante les mérites depuis 2009. Jeudi soir, on signait un autre bail avec le proprio! L'intérêt pour ce bouillon fumant de jazz rock, folklore arménien, métal hurlant et musique électronique, est maintenu jusqu'à nouvel ordre. L'album Shadow Theatre a été joué deux fois cette année à Montréal. La première eut lieu en octobre dernier, au Cabaret du Mile-End. Cette semaine, la deuxième fut encore plus cohésive pour la simple raison que le groupe a tourné depuis l'automne.

Le quintette Aratta Rebirth a déjà gravé sa marque dans le monde du jazz, l'aventure se poursuit. Tigran, chant, claviers, électronique. Areni Agbabian, chant et claviers, Charles Altura, guitares, Arthur Hnatek, batterie, Sam Minaie, basse. À trois, à quatre ou à cinq, ces instrumentistes surdoués sont capables d'exécuter des figures impressionnantes et ainsi transcender la grande époque jazz-rock / jazz-fusion. Bien sûr, tout n'est pas encore parfaitement intégré, il y a encore matière à amélioration, cette proposition n'en demeure pas moins puissante.

Quartette de Kris Bowers

Quant à Kris Bowers qu'on a vu plus tôt cette semaine chez José James, on le découvre à peine. Et on affirme d'ores et déjà que notre relation avec ce musicien s'annonce pérenne. Vainqueur en 2011 de la Thelonious Monk Jazz Competition, soit la plus haute distinction accordée à un artiste de la relève aux États-Unis, ce natif de Los Angeles a rapidement troqué son image d'étudiant modèle pour celle d'un leader émergent.

Artiste du présent, il préconise une lutherie composite : acoustique, électrique,électronique. Ses références sont jazz, soul, R&B, hip hop, indie rock, électro. Il s'exprime aux côtés de musiciens de sa trempe : Joshua Crumbly, basse, Adam Agati, guitare, Jamire Williams, batterie, font tous partie des grandes ligues. Paru cette année sous étiquette Concord Jazz, son album Heroes + Misfits était la matière principale jouée à L'Astral, vendredi. Les germes de singularité sont là, et laissons à Kris Bowers le temps de préciser sa proposition déjà fort intéressante. La disparité entre son improvisation solo au piano et plusieurs pièces au programme illustre bien cette intégration incomplète de ses influences.

Quartette de Félix Pastorius

Pour ce qui est du fils Pastorius, vous vous imaginez bien qu'il en a lourd sur les épaules. Jouer la basse électrique lorsqu'on est le fils du plus grand réformateur de la basse électrique, c'est prendre le chemin le plus difficile. À l'instar de Ravi Coltrane et Dweezil Zappa, il a néanmoins choisi de jouer l'instrument d'un père génial. Fort heureusement, le trentenaire s'avère excellent et ne tend pas à copier Jaco quoique... Authentique virtuose de la basse à cinq cordes, il s'annonce plus propre et plus équilibré que son génial paternel. Là où le bât blesse, c'est que la musique de Felix Pastorius puise essentiellement dans les années 70 et 80.

Si elle ne s'adapte pas au temps présent, cette musique ne mobilisera que des amateurs de performance et des fans inféfectibles de la grande époque des Corea, McLaughlin,Weather Report. Cela dit, ses thèmes mélodiques, constructions rythmiques, choix harmoniques et interactions avec ses excellents musiciens (Chris Ward, saxophone, Will Tatge, piano, Devin Collins, batterie) ne sont pas de mauvais goût comme c'est trop souvent le cas chez ces bolides jazz-rock sans imagination. Est-il besoin d'ajouter que cela ne suffit pas pour être qualifié de «nouveau fusion».

Photo La Presse

Kris Bowers à L'Astral