Notre journaliste se balade dans le Grand Montréal pour parler de gens, d’évènements ou de lieux qui font battre le cœur de leur quartier

Dans la nuit de lundi à mardi, quelque 25 affiches sont apparues sur des espaces commerciaux inoccupés du Mile End avec le renvoi au site web locaux-vacants.org. Mystère ? C’est plutôt l’exposition à ciel ouvert de l’artiste Nans Bortuzzo.

« C’est une intervention artistique qui allie le journalisme de données aux arts visuels », précise celui qui habite le Mile End depuis près de 20 ans, que nous avons rencontré avant la tombée de la nuit et que nous avons suivi pendant une partie de son affichage nocturne.

Nans Bortuzzo regrette de voir fermer peu à peu de nombreux commerces de proximité qui contribuent à la vie de son quartier et à son tissu social. La boulangerie Clarke, en 2015. Le restaurant Hôtel Herman, en 2017. La pâtisserie Chez De Gaulle, en 2019. Ou plus récemment, le dépanneur Zi Yuan, avenue Fairmount.

C’est encore plus désolant quand le local reste vacant pour être reloué beaucoup plus cher.

PHOTO JOSIE DESMARAIS, LA PRESSE

Nans Bortuzzo a été très inspiré par la création du groupe Mile End Ensemble à la suite de l’annonce de la fermeture de la librairie S. W. Welch.

Intitulé Locaux vacants, le projet de Nans Bortuzzo fait partie du doctorat en études et pratiques des arts qu’il entreprend à l’Université du Québec à Montréal.

Mon projet de recherche, c’est comment utiliser les données massives, le Big Data, comme matériel artistique.

L’artiste Nans Bortuzzo

Les affiches qu’il a collées sur des devantures de locaux vacants colligent des discussions sur des lieux, des photos, mais aussi des commentaires et des avis Google qui témoignent de l’attachement envers des commerces fermés. « Je n’ai rien produit, que collecté des données », insiste Nans Bortuzzo.

Dans l’internet, il y a des traces de lieux disparus et du foisonnement qu’on y ressentait, fait-il valoir.

PHOTO JOSIE DESMARAIS, LA PRESSE

Dans sa carrière, Nans Bortuzzo a composé de la musique pour les arts de la scène. « Ça ne me permettait pas d’exprimer mon opinion. Je voulais utiliser l’art de façon utile », dit-il en citant des artistes comme Jenny Holzer et Mark Lombardi.

C’est une première pour Nans Bortuzzo de se manifester artistiquement à l’improviste dans l’espace public. Sort-il de sa zone de confort avec son stunt nocturne ? Absolument. « Je ne suis pas dans un environnement que je contrôle », illustre-t-il.

Ses affiches seront-elles arrachées ? La pluie va-t-elle les abîmer ? On verra bien, mais Nans Bortuzzo compte surveiller et même déplacer ses affiches pendant tout le mois de novembre. « On va voir comment l’intervention évolue. »

PHOTO JOSIE DESMARAIS, LA PRESSE

Cette affiche à l’entrée de l’ancien magasin Yellow regroupe des articles de journaux sur le phénomène des locaux vacants.

La première affiche en grand format a été collée lundi soir vers 18 h 30 devant l’ancienne maison des encans du boulevard Saint-Laurent. On y voit en orbite autour d’un nœud dense plus de 10 000 noms de citoyens, d’organismes ou d’entreprises. Tous étaient en interaction avec une douzaine de commerces fermés du Mile End sur les réseaux sociaux, ce qui a généré 157 000 interactions ! Ce « reflet numérique d’interactions réelles » permet de saisir l’importance qu’avaient les commerces qui ont fermé, souligne Nans Bortuzzo.

PHOTO JOSIE DESMARAIS, LA PRESSE

Cette affiche « cartographie les liens d’affinité » sur les réseaux sociaux d’une douzaine de commerces fermés.

La naissance du projet Locaux vacants

Toutes les affiches renvoient au site web locaux-vacants.org. On y retrouve une carte interactive avec quelque 175 locaux inoccupés du Mile End, la genèse et la démarche du projet de Nans Bortuzzo, mais aussi des solutions.

Consultez le site Locaux-vacants

L’artiste a été touché en 2021 après l’annonce de la fermeture de la librairie S. W. Welch à la suite d’une hausse faramineuse de son loyer. Un ensemble de citoyens a alors créé le groupe Facebook Mile End Ensemble, puis après des manifestations et des protestations, le propriétaire de l’immeuble a décidé de faire marche arrière, ou du moins de donner un sursis de deux ans au libraire indépendant (finalement, Stephen Welch a décidé de prendre sa retraite l’été dernier et de fermer sa librairie).

Consultez le site Mile End Ensemble

Le propriétaire en question est Shiller Lavy, entreprise de Danny Lavy et Stephen Shiller, qui possède un vaste parc immobilier à Montréal. L’entreprise fait régulièrement les manchettes pour des rénovictions ou des hausses de loyer, tout comme Hillpark Capital, la société fondée par Brandon Shiller (le fils de Stephen Shiller) et Jeremy Kornbluth. Vous avez peut-être entendu parler du café Cagibi (qui a déménagé) et des Ateliers du 305, rue de Bellechasse (qui ont fermé).

Mile End Ensemble a vivement dénoncé les pratiques de Shiller Lavy. Entretemps a eu lieu la Commission sur les locaux vacants, mais la Ville de Montréal a rejeté l’idée d’instaurer une taxe sur les locaux vacants comme c’est le cas à Paris.

Parfois, ce ne sont pas les joueurs qui sont mauvais, mais les règles du jeu.

L’artiste Nans Bortuzzo, au sujet de l’absence de certaines règlementations qui existent dans d’autres villes

PHOTO FOURNIE PAR NANS BORTUZZO

Nans Bortuzzo a recueilli les avis Google de Shiller Lavy. Disons que ce n’est pas très positif.

Un quartier en perpétuelle mouvance

Il faut compter environ 15 minutes pour faire le parcours des affiches. On peut commencer dans l’avenue Bernard à l’angle de Jeanne-Mance, marcher jusqu’au boulevard Saint-Laurent, puis marcher vers le sud pour tourner à l’ouest sur Saint-Viateur.

Les affiches plus petites retracent l’évolution du paysage urbain du Mile End à partir d’images de Google Street View produites entre 2007 et 2022. Nans Bortuzzo y fait l’habile démonstration que la vie d’un quartier n’est pas figée dans le temps.

Si c’est inévitable que des commerces ferment, Nans Bortuzzo rappelle à quel point un café et une boulangerie peuvent être essentiels à la vie sociale d’un quartier.