La critique n’est plus l’apanage des professionnels. Le grand public peut maintenant évaluer des œuvres sur les sites des plateformes de diffusion, mais aussi sur des sites et applications de référence en la matière, comme Rotten Tomatoes, Metacritic ou IMDb. Ces endroits peuvent ainsi devenir des outils de propagande, un phénomène de sabotage de cotes appelé review bombing.

Récemment, des films ou séries télé d’envergure ont été victimes de la colère d’une frange d’internautes intolérants. Ils se sont ainsi concertés pour tenter de détruire la cote du film Chums (Bros), comédie romantique qui se déroule dans la communauté gaie, de She-Hulk : avocate et d’Une équipe hors du commun (A League of Their Own), deux séries mettant en vedette des personnages féminins présentés respectivement sur Disney+et Prime Video.

PHOTO FOURNIE PAR DISNEY+

Une scène de She-Hulk : avocate

La superproduction Le seigneur des anneaux : les anneaux de pouvoir, présentée sur la plateforme de diffusion d’Amazon, a pour sa part subi les foudres de certains internautes qui lui reprochent la présence d’acteurs non blancs, accusant la production d’être woke parce qu’elle va, selon eux, à l’encontre de la vision originale de l’auteur Tolkien.

« Ces pratiques ne sont pas neuves, elles s’inscrivent dans une économie de la réputation où l’on présuppose que ces évaluations négatives vont influencer le comportement de ceux qui les lisent », explique Camille Alloing, professeur au département de communication sociale et publique de l’UQAM et directeur de LabFluens – Laboratoire sur l’influence et la communication.

C’est une forme de combat culturel que l’on retrouve aussi ailleurs, notamment sur les réseaux sociaux.

Camille Alloing, directeur de LabFluens

Faire passer le message

Selon le professeur, les personnes qui s’organisent à cette fin se réunissent par exemple sur des forums comme 4Chan, qui concentrent beaucoup de gens d’extrême droite. « Cela entraîne une émulation en ligne avec comme résultat que l’on assiste à un bombardement pour que le message passe. »

Le site internet Movie Database (IMDb), qui offre la possibilité de ventiler les notes des internautes selon leur âge et leur sexe, permet de montrer combien la distribution des votes est disparate. Dans le premier mois de diffusion sur Disney+, She-Hulk a ainsi récolté plus de 10 fois plus de votes de la part d’hommes que de femmes, et ils ont donné la pire note dans une proportion de 34 %. À l’inverse, près de 33 % des quelque 3900 femmes qui ont voté sur le site ont donné la note maximale de 10. Le film Chums, encensé par la critique comme en fait foi son score de 88 % sur le site Rotten Tomatoes, a lui aussi essuyé une proportion démesurée de notes négatives, recevant tout près de 45 % de scores de 1.

PHOTO NICOLE RIVELLI, UNIVERSAL PICTURES, FOURNIE PAR ASSOCIATED PRESS

Les comédiens Luke Macfarlane (à gauche) et Billy Eichner, vedettes du film Bros, l’une des dernières œuvres à avoir été la cible de sabotage de cote de la part de certains internautes

Pour A League of Their Own, qui explore notamment la réalité des femmes au sein d’une ligue de baseball professionnelle féminine pendant la Seconde Guerre mondiale, c’est une contre-réaction concertée qui s’est organisée dans le but de combattre le sabotage, une impressionnante proportion de femmes donnant systématiquement une note de 10 à la série de Prime Video. Ainsi, le vote des femmes a surpassé en nombre celui des hommes, avec près de 60 % de notes parfaites. Quant aux Anneaux de pouvoir, plus de la moitié des notes accordées sont soit des 10, soit des 1, les quelque 21 % de 1 étant contrecarrés par près de 30 % de notes parfaites.

Développer la modération

En réaction, Prime Video choisit maintenant de bloquer les évaluations des internautes pendant 72 heures quand elle anticipe le déferlement d’une vague de sabotage. « Le but est de protéger le consommateur pour que les avis soient vraiment utiles et non pas un objet qui répond à d’autres motivations, soutient Nellie Brière, chroniqueuse stratégique en numérique. Si cela amène les groupes à se mobiliser ailleurs, l’impact va être moindre pour les gens, qui se font avoir en pensant qu’ils lisent un avis qu’ils croient légitime. La modération va se développer au cours des prochaines années, on va arriver vers un monde numérique plus sain, du moins j’y crois ! » D’ailleurs, quand une activité suspecte est détectée, Rotten Tomatoes réagit en ne considérant que les votes d’utilisateurs certifiés alors qu’internet Movie Database cherche à assurer la fiabilité de ses cotes en utilisant un système de moyenne pondérée — la méthode retenue reste toutefois secrète.

Selon Stéfany Boisvert, professeure à l’École des médias de l’UQAM, Amazon étudie l’idée d’aller même un peu plus loin pour assurer la légitimité des votes :

On songe à désactiver les évaluations tant que l’émission n’a pas été regardée par le spectateur. Je pense que ça peut être une bonne chose, car une critique faite sans que l’on ait regardé [l’œuvre], je ne vois pas comment ça peut être utile !

Stéfany Boisvert, professeure à l’École des médias de l’UQAM

Rotten Tomatoes ou Metacritic, qui agissent aussi à titre d’agrégateurs de critiques tirées de publications crédibles, permettent par ailleurs de faire la comparaison avec les notes des internautes. Dans le cas des films et séries ciblés par le sabotage, le fossé est bien souvent anormalement profond dans les premiers jours suivant leur sortie.

« Une partie de la population accorde de l’importance aux critiques professionnels, mais, pour beaucoup de gens, c’est le contraire, soutient Mme Boisvert. Souvent, les gens vont dire qu’ils se fient davantage aux évaluations de leurs pairs, la vision du critique étant souvent perçue comme élitiste. Mais c’est instructif de pouvoir comparer les deux : quand il y a une disparité, ça peut amener les gens à être plus vigilants, ils vont décider de se faire eux-mêmes leur idée. »