Je n’ai pas à gérer le confinement des ados qui vident le garde-manger ou à surveiller le temps d’écran des enfants. En revanche, j’ai mes vieux.

Comme mes proprios, qui ont plus de 85 ans, et que j’aime beaucoup. Ils ont l’habitude de faire des réserves, question de ne pas s’épuiser en petites épiceries qui demandent des déplacements constants. Ils nous ont proposé un lift au Costco la semaine passée. J’avais dit à mon chum – cet asocial dont je vous parlais il n’y a pas longtemps – que ça n’avait pas de sens à leur âge d’aller là avec la menace qui grossissait. Je veux dire, même moi j’ai peur d’aller au Costco maintenant, et je n’y suis jamais allée.

« J’ai toujours eu peur d’aller au Costco, ben avant le coronavirus », m’a répondu l’asocial.

À force de regarder les nouvelles, ils ont finalement annulé, à notre grand soulagement, et je les ai chaudement félicités – appliquant le principe simple du renforcement positif. Ils ne sortent plus du tout. Et nous non plus, nous ne voyons plus personne.

Mes beaux-parents, 75 et 76 ans, eux, ont toujours conservé leurs habitudes de hippies. Mon beau-père Mo porte encore les cheveux longs jusqu’au milieu du dos. Le genre de vieux qui voient les autres vieux toujours plus vieux qu’eux. On ne se voit pas vieillir quand on va bien.

PHOTO ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Mes beaux-parents regardent peu la télé, ne sont pas sur les réseaux sociaux et, au début de la pandémie, pour eux, c’était juste cui-cui, le printemps qui arrivait, rien à voir avec le spring break. De grands marcheurs devant l’Éternel, minimum deux heures par jour, ce qui explique leur grande forme. S’ils ne peuvent pas marcher, ils vont devenir fous – tout comme leur fils qui a hérité de cette habitude.

Ma belle-mère Jo, avec Mo dans la voiture, est venue porter chez nous une enveloppe qui contenait sa carte de crédit. Par prudence. Elle se rend compte qu’elle ne pourra plus faire des courses parce que « les vieux seront bientôt ostracisés », croit-elle, en ajoutant qu’elle se fait regarder de travers. Elle m’écrit des trucs drôles.

« J’ai compris que je ne pouvais plus cacher mon âge sous mes habits de jeune et mes cheveux teints. Ça y est, je suis dénoncée… »

Paraît-il qu’il y en a qui osent engueuler et insulter les vieux qui sont dehors. Ça donne une belle idée de la façon dont ces gens-là traitent les personnes âgées en général, pandémie ou pas. 

Que j’en voie un faire ça à mes vieux, je lui pète les dents. On se sent comme Camus là-dedans, quand il a dit : « Entre la justice et ma mère, je choisis ma mère. »

On s’est parlé de loin, ils étaient dans la rue, nous étions sur le balcon, on a fait de l’humour noir. Genre : on voudrait bien buster ta carte de crédit, mais tout est fermé, maudine ! Je m’ennuie déjà de nos soirées, à boire trop et à s’obstiner sur la politique. D’ailleurs, c’est plate de ne pas pouvoir les visiter, Mo fait son propre vin, il n’a pas besoin d’aller à la SAQ.

Quand ils sont remontés dans la voiture et sont partis, j’avais le cœur serré. Je n’arrête pas de penser à mes derniers soupers avec mes vieux qui, je l’espère de plus en plus, n’auront pas été les derniers. Et je n’ai plus envie de faire des blagues sur les boomers.

Enfin, il y a ma mère, 67 ans. La plus disciplinée avant même le début de la peur, parce qu’elle a longtemps travaillé comme préposée aux bénéficiaires dans un CHSLD. On riait tous de sa panique, il y a trois semaines. 

Elle se souvient des consignes pendant la H1N1. Mon frère et moi, on rit beaucoup dans nos FaceTime avec elle. Elle nous crie de nous laver les mains toutes les deux minutes, je dois baisser le son. Et on trouve qu’elle tripe un peu trop sur Legault, alors qu’avant, elle n’en avait que pour Kent Nagano, le chef d’orchestre de l’OSM qui, quand elle le voit à la télé, lui fait dire amoureusement : « Nagano, je le maganerais ». J’en rougis chaque fois.

L’autre jour, elle a reçu un appel du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal. On lui demandait si elle était prête à reprendre du service pendant cette maudite pandémie. Or, ma mère a été poussée à une retraite précoce après un accident de travail et l’usure de son dos, à soulever des personnes âgées à la chaîne, dans un contexte de coupes à la chaîne. Elle n’a connu que ça, une augmentation des tâches, avec très peu d’augmentations de salaire.

En fait, elle a le dos fini. Des années de combat avec la CSST (devenue CNESST), aidée par un médecin en or qui n’a jamais baissé les bras, pour obtenir ses prestations. Vous pouvez être certains qu’elle serait allée aider en courant. Elle a proposé d’aider au téléphone, mais on ne l’a pas rappelée.

Je me demande combien de travailleurs, et encore plus de travailleuses – la mentalité néolibérale ayant été appliquée pendant des années dans le système de santé – ont été envoyés à la casse comme ma mère, et qui auraient pu servir en ce moment.

Mais pour l’instant, je suis rongée par l’inquiétude. Nos vieux, mon dieu. Allons-nous perdre nos vieux ? Je veux dire en masse ?

Me revient beaucoup trop le souvenir d’un reportage que j’avais fait en France en 2015, dans le village minuscule de Petit-Palais, dans la Gironde, une région vinicole. Une tragédie routière avait tué 43 personnes, presque toutes des personnes âgées, une hécatombe pour cette petite commune d’environ 750 âmes. Une tragédie qui rappelait celle des Éboulements, au Québec. J’avais parlé aux gens, sous le choc de la perte de toute une génération qui peuplait leur vie, à l’église, dans le seul restaurant du village, avec le bénévolat. Et qui portaient la mémoire collective. « Nous avons perdu tous nos anciens, vous vous en rendez compte ? » avait dit un habitant devant les caméras. Je ne pense pas que je m’en rendais compte. Une dame de 60 ans avait confié que du jour au lendemain, elle était devenue l’aînée de la communauté.

Je suis beaucoup trop jeune et irresponsable – et ajoutez tous les défauts que vous voulez – pour devenir l’aînée de n’importe quelle communauté.

Je vois encore la chapelle ardente silencieuse avec les 43 bougies sur des barriques de vin. D’une tristesse sans nom.

C’est dans l’ordre des choses de la vie de perdre nos personnes âgées. Mais pas en un motton. Et c’est exactement ce que j’ai ces jours-ci dans la gorge : un motton.