Il est d’usage, lorsqu’une grande figure du monde artistique disparaît, de dire que « tout le milieu est en deuil ». Cette jolie formule n’est malheureusement pas toujours vraie. Mais dans le cas de la comédienne Andrée Lachapelle, qui s’est éteinte hier, la chose est absolument véridique.

Je venais d’arriver au Salon du livre, où je devais assister à un événement, quand j’ai appris la nouvelle. Autour de moi, il y avait Michel Tremblay, Béatrice Picard, Lorraine Pintal, Murielle Dutil, Marie-Thérèse Fortin, Diane Jules et Jean-Paul Daoust. Tous étaient renversés d’apprendre la mort de cette fabuleuse interprète.

Invité à monter sur une petite scène du Salon du livre, Michel Tremblay a pris quelques minutes pour rendre hommage à Andrée Lachapelle. Des spectateurs, qui n’étaient pas au courant de la chose, ont posé leur main sur le cœur. D’autres avaient les yeux pleins d’eau.

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Andrée Lachapelle dans Il pleuvait des oiseaux, de Louise Archambault

Béatrice Picard, partenaire de longue date de Mme Lachapelle, avait du mal à croire que son amie venait de mourir. « Andrée a fait ses débuts avec moi dans les années 50, m’a-t-elle confié. Elle jouait une belle ingénue dans Ces dames aux chapeaux verts. Elle était tellement belle. » Beaucoup plus tard, lors des représentations de Fleurs d’acier en compagnie de Françoise Faucher, France Castel, Monique Richard et Linda Sorgini, un lien très fort s’est tissé entre les six femmes. « On s’appelait Les Flowers », a ajouté la comédienne.

Personne, absolument personne, ne saurait dire du mal d’Andrée Lachapelle, une femme d’une gentillesse légendaire. Tous ceux qui ont eu le bonheur de travailler avec elle peuvent témoigner aujourd’hui de son extrême générosité. Les metteurs en scène, André Brassard le premier, vous diront le bonheur qu’ils ont eu à la diriger sur scène, à la télé ou au cinéma.

Un stradivarius ! Voilà ce qu’était Andrée Lachapelle. Disponible, ouverte et souple, elle fut, malgré ses allures de grande bourgeoise, parmi les comédiennes les plus audacieuses de sa génération. « Elle était game de tout », m’a dit hier soir Lorraine Pintal, qui l’a dirigée dans Les oranges sont vertes, de Claude Gauvreau.

Les plus grands auteurs ont bénéficié de son immense talent : Anouilh, Dubé, Tchekhov, Chaurette, Tremblay, Dostoïevski, Goldoni, Genet, Beckett… Plus le défi était grand, plus elle aimait ça. 

L’homme éléphant, Les Girls à Clémence, Une maison de poupée, Les femmes savantes… Le théâtre pouvait emprunter le ton ou le genre qu’il voulait, Andrée Lachapelle l’épousait avec grâce et panache.

Et savez-vous ce qu’elle aimait par-dessus tout ? Faire taire sa beauté. En effet, la nature avait beaucoup gâté Andrée Lachapelle. Elle le savait bien. Mais son métier de comédienne lui permettait de dissimuler la douce harmonie de son visage et de s’en moquer. Souvenez-vous de son rôle dans ce film d’Yves Simoneau, Dans le ventre du dragon.

Ou encore de celui de l’une des cinq Albertine de Michel Tremblay. Elle jouait celle qui est assommée par les pilules. Cheveux hirsutes, robe de chambre défraîchie, elle passait une bonne partie de la pièce allongée sur un banc avant de s’offrir au public. Elle y était magnanime.

Je me souviens d’elle dans Les dernières fougères de Michel D’Astous, que Brassard avait mis en scène au début des années 90. Elle y jouait la mère supérieure d’un couvent qui n’abritait plus que quelques religieuses. On avait du mal à la reconnaître dans son uniforme de religieuse qu’elle refusait de quitter. Monique Mercure (qui était de la distribution) et elle ont offert un grand moment de théâtre.

Mais pour beaucoup de spectateurs et téléspectateurs, Andrée Lachapelle restera l’inoubliable interprète des pièces de Marcel Dubé. De lui, elle a joué Les beaux dimanches, Bilan, Au retour des oies blanches et tant d’autres. Pour elle, il a imaginé des rôles où elle pouvait offrir la pleine mesure de son talent. Femme trompée, femme déchue, femme noyée dans l’alcool, femme combative, elle les a toutes campées.

Alors qu’il était oublié du public et des directeurs de théâtre, Marcel Dubé a toujours pu compter sur l’indéfectible amitié d’Andrée Lachapelle. C’est d’ailleurs lui qui a signé le seul ouvrage biographique (paru en 1995) sur la comédienne. Il en profitait pour dire toute l’admiration qu’il avait toujours eue pour son amie.

Alors que j’étais jeune chroniqueur culturel pour Radio-Canada, elle m’avait reçu lors d’une série de représentations au Centre national des arts, à Ottawa, à son hôtel. Je lui avais soumis des questions sérieuses et d’autres plus impertinentes. Elle a répondu à toutes avec justesse et franchise. Elle m’avait même fait cadeau de son rire, sans doute le plus séduisant de la colonie artistique.

Au cours de cet entretien, nous avions parlé du rôle de Blanche Dubois dans Un tramway nommé Désir de Tennessee Williams qu’elle avait créé à Paris en 1975. J’avais tenté de lui faire dire qu’un regret devait sans doute subsister. Même si les mois à jouer ce rôle (avec beaucoup de succès) ne lui avaient pas ouvert les portes comme elle devait s’y attendre, elle refusait de nourrir une quelconque déception.

Le chauvinisme des Français (on ne comprenait pas qu’une « Canadienne » vienne jouer chez eux Blanche Dubois) a fait que la carrière française d’André Lachapelle s’est arrêtée là pour elle. Tant pis pour eux. Ils sont passés à côté d’une immense actrice. Et tant mieux pour nous. Andrée Lachapelle fut pour nous, juste pour nous.

Elle faisait partie de ces rares actrices dont la sa seule présence sur scène justifiait le déplacement des spectateurs. On allait d’abord voir jouer Andrée Lachapelle.

Son autre grande qualité (à moins qu’il ne s’agisse d’un don) était de rendre ses partenaires meilleurs. Tel un premier violon, Andrée Lachapelle donnait le la. Les autres se conjuguaient à elle.

Comme elle a toujours si bien fait les choses, Andrée Lachapelle nous laisse avec un cadeau, le film Il pleuvait des oiseaux, de Louise Archambault. Au moment de la sortie du film, elle a raconté le tournage, la forêt où l’équipe a passé plusieurs jours, le petit matelas sur lequel elle dormait. Elle relatait cela en riant de sa voix qui refusait de vieillir. Je me disais qu’à bientôt 88 ans, une comédienne qui accepte de travailler dans de telles conditions ne pouvait être menée que par le feu sacré du métier.

Mais elle disait aussi être très fatiguée. Et puis, il y avait la perte de son amoureux, le cinéaste André Melançon, qui continuait d’appuyer fort sur son cœur. « Mes enfants me disent que je dois continuer à travailler, mais moi, je pense qu’il est temps d’arrêter », a-t-elle dit.

Le départ d’Andrée Lachapelle s’ajoute à tous ceux qui font partie de la génération des pionniers du théâtre au Québec. Tous l’ont façonné, pétri, édifié et fait avancer. Mais tous ne l’ont pas élevé à un rang supérieur comme l’a fait Andrée Lachapelle.

Voilà le legs de cette grande Montréalaise qui aura, je l’espère, un lieu à sa mémoire.