(Montréal) Le milieu de l’information a reçu avec grand étonnement, pour ne pas dire stupéfaction, l’évaluation du Directeur parlementaire du budget (DPB) quant aux revenus que devraient tirer les médias de la Loi sur les nouvelles en ligne, qui est en cours d’adoption à Ottawa.

Cette loi vise à obliger les géants du web qui tirent des revenus en publiant des contenus journalistiques à conclure des ententes avec les entreprises canadiennes de nouvelles pour partager une partie de leurs recettes avec celles-ci.

Dans un document intitulé « Estimation des coûts liés au projet de loi C-18 : Loi sur les nouvelles en ligne », publié jeudi, le DPB écrit que « nous nous attendons à ce que les entreprises de nouvelles reçoivent au total des plateformes numériques une indemnisation d’environ 329,2 millions par an » en vertu des ententes qui seront conclues avec les géants du web.

Surprise dans le milieu

Jamais un tel montant n’avait été évoqué jusqu’ici, souligne le professeur Jean-Hugues Roy, de l’École des médias de l’UQAM, l’un des rares experts à s’être penché sur les revenus que les géants du web tirent spécifiquement des contenus journalistiques.

« J’ai été surpris, honnêtement, quand j’ai vu ce montant-là. Agréablement surpris, mais quand même surpris », avoue-t-il.

Depuis quelques années, il se penche sur les données de Facebook (Meta), qui permettent ce genre d’extrapolation. 

J’ai essayé d’estimer combien d’argent Facebook pouvait gagner grâce aux contenus journalistiques sur sa plateforme et j’arrivais toujours, bon an mal an, à peu près à 200 millions par année pendant les dernières années.

Jean-Hugues Roy, professeur à l’École des médias de l’UQAM

En 2021, grâce aux données provenant de billets de blogue de dirigeants canadiens de Google, il avait réussi à arriver à la conclusion qu’ensemble, Google et Facebook empochaient 280 millions avec les contenus journalistiques canadiens.

Si l’on émet l’hypothèse que ces données étaient conservatrices et qu’on y ajoute les revenus tirés de contenus journalistiques d’autres plateformes numériques et que l’on arrive aux 329,2 millions du DPB, il s’agit quand même là du total, fait remarquer le professeur Roy.

« On parle ici de l’argent que ces entreprises font, grâce au journalisme. Ce n’est pas 100 % de ça dans mon esprit qui doit être retourné. C’est une position de négociation. Si les géants du web en retournent la moitié aux entreprises de presse, pour moi c’est déjà gros. Mais ça voudrait dire entre 100 et 150 millions par année et le DPB arrive au double de ça et même plus que le double. Je suis un peu surpris », répète-t-il, incrédule, au bout du fil.

Calcul basé sur les dépenses

Or, le DPB utilise une méthode de calcul pour le moins étonnante. On peut en effet lire dans son document que « nous supposons que les paiements annuels aux entreprises de nouvelles représenteront 30 % du coût de création du contenu » d’information par les radiodiffuseurs, les télédiffuseurs, les entreprises de presse, les magazines et autres producteurs d’information reconnus par Ottawa.

Ainsi, le document de DPB ne tient aucunement compte des revenus que tirent les géants du web des contenus journalistiques, mais bien de ce qu’il en coûte aux entreprises de nouvelles pour produire du contenu journalistique.

Le directeur parlementaire du budget, Yves Giroux, n’était pas disponible pour entrevue, mais La Presse Canadienne a tout de même pu obtenir des explications de manière informelle de son bureau sur cette approche.

Ainsi, le montant de 329,2 millions représente ce 30 % du coût de production, un coût total donc de près de 1,1 milliard, dont on ne peut obtenir le détail car, bien que certaines de ces informations concernant le coût de production de nouvelles soient de nature publique, comme c’est le cas du côté télévision, d’autres sont confidentielles.

Le modèle australien

Et cette décision de calculer non pas à partir des revenus des géants du web, mais bien des coûts de production des entreprises de nouvelles, provient du modèle australien, la seule référence qui se rapproche du modèle canadien. Bien que les ententes entre les plateformes numériques et les médias d’information australiens soient confidentielles, le DPB conclut, après consultation auprès d’experts australiens, que les ententes rapportent aux producteurs de nouvelles australiens plus de 200 millions de dollars australiens, soit plus de 20 % de leurs coûts de production, bien que l’on reconnaisse qu’il s’agit là d’approximations.

Au Canada, les consultations du DPB auprès de l’industrie, de Patrimoine Canada et du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC), l’ont amené à évaluer ce taux de retour aux 30 % mentionnés plus haut.

Il faut mentionner que l’objectif premier du document du DPB n’était pas d’évaluer les revenus pour les médias, mais bien, comme son titre l’indique, les coûts pour le CRTC et Patrimoine Canada, qui seront responsables de la mise en œuvre et de l’application de la loi. Ce calcul, beaucoup moins théorique, implique surtout l’embauche de personnel et indique qu’il en coûtera 3,2 millions au CRTC la première année, montant qui atteindra 5,8 millions à l’an cinq, alors que ces sommes seront, respectivement, de 2,1 millions et 2,3 millions pour Patrimoine Canada.

Crainte pour l’aide gouvernementale

Jean-Hugues Roy ne cache pas ses craintes face aux conséquences que peut entraîner une estimation aussi optimiste, rappelant que l’aide financière offerte par Québec et Ottawa, notamment les crédits d’impôt sur la masse salariale, pour aider les médias à traverser la crise de la perte massive de revenus publicitaires avalés par les géants du web, vont arriver à échéance en 2024.

Si ce mécanisme-là entre en vigueur, est-ce qu’il remplacera les crédits d’impôt ? La somme est tellement importante que je crains que ça donne une idée au gouvernement de les abolir, s’il entrevoit maintenant une source de revenus aussi formidable.

Jean-Hugues Roy, professeur à l’École des médias de l’UQAM

D’autant plus, ajoute-t-il, qu’un tel montant, aussi impressionnant soit-il, ne compenserait pas la perte des crédits d’impôt.

« Ottawa et Québec ensemble, ça fait plus de la moitié du salaire d’un journaliste qui est en ce moment payé grâce aux crédits d’impôt. Si on abolit les crédits d’impôt et que les revenus du web représenteraient 30 % des coûts de production des nouvelles, ça ne compenserait pas. Il faut que ce soit complémentaire et même là, 30 % ça m’apparaît beaucoup. J’ai vu des chiffres de certaines entreprises de presse qui ont des ententes avec ces géants du web. On est loin de 30 % dans ces ententes », souligne-t-il.

Les ententes entre les médias d’information et les géants du web sont à être négociées présentement et seront, pour la plupart, confidentielles. Il sera donc impossible de savoir si l’évaluation du DPB était réaliste. Ce n’est que le temps qui permettra de voir quelles entreprises de nouvelles fleuriront et quelles autres se faneront, malgré l’aide gouvernementale et la loi C-18.