L’investissement de 4 milliards proposé par TES Canada pour produire de l’hydrogène vert et du gaz synthétique en Mauricie sera du gaspillage d’énergie et il aura besoin de subventions pour être viable, selon des chercheurs qui ont analysé le projet.

TES Canada veut produire à Shawinigan 70 000 tonnes par année d’hydrogène vert, dont les deux tiers seraient injectés sous forme de gaz synthétique dans le réseau d’Énergir pour alimenter l’industrie lourde, et le reste, soit 30 000 tonnes, serait destiné à faire rouler 2000 camions lourds sur les routes du Québec.

À partir des informations rendues disponibles par ses promoteurs, les chercheurs Johanne Whitmore, de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie à HEC Montréal, et Paul Martin, ingénieur chimiste et cofondateur de Hydrogen Science Coalition, ont fait des calculs.

Ils arrivent à la conclusion que le projet est une aberration sur le plan énergétique et un non-sens économique.

TES Canada utilisera 150 mégawatts d’électricité fournie par Hydro-Québec au bas tarif industriel, et construira un parc solaire de 200 mégawatts et un parc éolien de 800 mégawatts pour alimenter sa production d’hydrogène et de gaz synthétique.

La conversion de l’électricité en hydrogène, de l’hydrogène en gaz synthétique avec l’ajout de CO2, et enfin du gaz synthétique à la chaleur requise dans les fours et les chaudières industrielles occasionnera des pertes d’énergie estimées de 62 % à 73 % par rapport à l’utilisation directe de l’électricité par l’industrie, ont calculé les chercheurs.

C’est du gaspillage d’énergie au moment où elle se fait plus rare au Québec et où on doit mieux consommer.

Johanne Whitmore, chercheuse de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie à HEC Montréal

Mme Whitmore se demande pourquoi ce projet a pu obtenir 150 mégawatts d’Hydro-Québec alors que cette énergie pourrait être utilisée beaucoup plus efficacement.

Le projet est aussi un non-sens sur le plan économique, selon son analyse, en raison du coût élevé de l’énergie qui sera produite. Le gigajoule d’énergie produit en Mauricie coûtera plus que dix fois plus cher que le gaz naturel conventionnel et presque quatre fois plus cher que le gaz naturel renouvelable.

Cette estimation rejoint celle d’une étude d’Énergir, qui a déjà évalué le coût de production du gaz de synthèse entre 38 $ et 80 $ par gigajoule.

Clientèle incertaine

La clientèle industrielle d’Énergir boude déjà le gaz naturel renouvelable (GNR), qui coûte six fois plus cher que le gaz conventionnel. Sa consommation de GNR est en baisse de 49 % depuis un an.

Étant donné le coût élevé du gaz synthétique qui sera produit en Mauricie, on peut se demander qui seront les acheteurs. Selon TES Canada, « l’entente avec Énergir porte sur 65 % de [la] production annuelle, une grande partie est donc sécurisée à long terme ».

Énergir, toutefois, n’a pas la même compréhension de cette entente. « Bien que nous ayons une lettre d’intention auprès de TES Canada et que nous continuions de collaborer en continu avec celle-ci, aucune entente contraignante n’a encore été conclue », affirme son vice-président Renaud Lortie.

Il n’a pas été question du prix du gaz synthétique dans les discussions entre les deux parties, a-t-il dit.

Le reste de la production de TES Canada doit servir de carburant pour le transport lourd. Aucun client n’a encore été identifié pour cette part de 35 % de la production totale. Selon l’entreprise, les 30 000 tonnes d’hydrogène vert propulseront 2000 camions lourds appartenant aux plus importantes entreprises de transport du Québec.

Aucun de ces camions capables de rouler à l’hydrogène n’est encore offert sur le marché, soulignent Johanne Whitmore et Paul Martin dans leur analyse du projet. Ils estiment « hautement improbable » que de tels camions roulent sur les routes en 2028, quand TES Canada commencera ses activités.

Une autre étude réalisée par la Chaire en gestion de l’énergie de HEC Montréal est déjà arrivée à la conclusion que la conversion à l’hydrogène est de loin la solution la plus coûteuse pour décarboner le transport lourd, loin derrière l’électrification directe des camions et des trains.

TES Canada affirme que son projet permettra d’éliminer 800 000 tonnes de GES par année, dont 325 000 tonnes d’émissions générées par le transport lourd.

Besoin de subventions

Depuis l’annonce du projet à Shawinigan en novembre 2023, il n’a pas été beaucoup question de subventions pour ce projet présenté comme le plus important investissement privé de l’histoire du Québec.

Le PDG de TES Canada, Éric Gauthier, a déjà dit publiquement que son entreprise entendait profiter des subventions existantes, qui sont nombreuses.

Les chercheurs qui ont examiné l’équation entre le coût de production du gaz synthétique et le coût du gaz naturel conventionnel doutent que le projet soit viable sans aide publique.

« Son arrangement financier est confidentiel, mais le projet bénéficiera probablement de subventions “indirectes”, telles que divers crédits d’impôt, avantages fiscaux, prêts à faible taux d’intérêt et autres incitations gouvernementales disponibles pour les industries et les investissements en technologie propre », estiment-ils.

Dans plusieurs interventions publiques, le président de TES, Marco Alverà, a clairement indiqué son intention de faire le plein de programmes mis sur pied par les différents gouvernements dans le monde pour s’affranchir des énergies fossiles.

« Il y a beaucoup d’argent à gagner en superposant les différentes subventions, a-t-il dit dans un entretien avec un chroniqueur spécialisé en énergie. Ainsi, vous obtenez une subvention pour capturer le CO2, une subvention pour produire les énergies renouvelables, une subvention pour produire l’hydrogène. Et devinez quoi, vous pouvez exporter cette molécule, donc nous pourrions même être en mesure d’obtenir des subventions supplémentaires en Europe. »

Écoutez l’entretien avec le président de TES (en anglais)

TES vise les marchés des États-Unis, du Canada, de l’Allemagne, du Moyen-Orient et de l’Australie pour la production et la mise en marché de son gaz synthétique.

Ce n’est pas un hasard qu’un des premiers projets mis en branle par TES soit au Texas, où l’aide généreuse de l’Inflation Reduction Act est disponible, et au Canada, où les gouvernements tentent d’égaler les programmes du gouvernement américain.

TES vient aussi de former une « coalition globale » avec des entreprises au Japon et en Europe, où la volonté des gouvernements de s’affranchir du gaz et du pétrole russes est très forte.

Une récolte de 140 millions d’euros

Tree Energy Solutions, la société belge qui est un des deux actionnaires de TES Canada, vient de récolter 140 millions d’euros lors d’une troisième étape de financement. Bien que cette somme reste modeste par rapport aux investissements projetés, dont 4 milliards pour le projet de TES Canada au Québec, « il est effectivement probable qu’une partie des 140 millions d’euros soit investie dans la plateforme de TES Canada », a fait savoir l’entreprise.

TES Canada a mandaté la firme AtkinsRealis pour réaliser les travaux d’ingénierie et de conception préliminaire de ses futures installations de production d’hydrogène à Shawinigan.

En réponse aux questions de La Presse, TES Canada a fait savoir que son modèle d’affaires combine « plusieurs sources de revenus » et qu’elle attendra des engagements de la part de ses clients avant de commencer ses activités.

Une éventuelle entente avec Énergir devra être approuvée par la Régie de l’énergie. Le projet de TES Canada doit aussi être examiné par le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement et être approuvé ensuite par le gouvernement québécois.