Réputée pour ses églises anciennes et la tombe de Dante, poète du XIVsiècle, la région de Ravenne, sur la côte adriatique de l’Italie, compte aussi d’anciennes industries, comme celles de l’acier et des engrais. Les usines n’intéressent pas les nombreux touristes qui contribuent à l’économie de la région, mais elles emploient des dizaines de milliers de personnes.

Mais pour combien de temps ? Ces usines, comme d’autres en Europe, font face à des normes de plus en plus strictes sur le CO2. Les coûts liés aux nouvelles réglementations pourraient les faire fermer.

« Nous avons très peur pour l’avenir de nos industries, affirme Michele de Pascale, maire de Ravenne. Oui, il faut réduire les émissions de CO2, mais on veut le faire sans détruire nos industries. »

Le géant italien de l’énergie Eni, très implanté à Ravenne, propose un plan qui, selon le maire, pourrait aider la survie de l’industrie lourde régionale : vouer la région à la séquestration du CO2.

PHOTO MAURIZIO FIORINO, THE NEW YORK TIMES

Des techniciens installent un dispositif de captation du CO2 dans une usine de traitement du gaz d’Eni, appelée à devenir un centre de séquestration du CO2 à Casalborsetti, en Italie.

Eni veut construire un réseau de pipelines qui acheminerait le CO2 émis par les usines vers des gisements de gaz épuisés. Pour Eni, ce procédé – aussi appelé captage et stockage du carbone – représente un secteur d’affaires prometteur qui l’aiderait à passer à des activités plus propres.

Eni travaille sur des projets similaires ailleurs en Europe, notamment en Grande-Bretagne, où se trouvent de nombreux gisements de pétrole et de gaz épuisés.

Il y a d’autres sites de séquestration du carbone dans le monde, y compris aux États-Unis et au Canada : la plupart visent à réduire les émissions de l’industrie pétrolière et gazière.

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Le port de Ravenne est un centre industriel important, et Eni veut y construire un réseau de pipelines qui acheminerait le CO2 émis par les usines de toute la région vers des gisements de gaz épuisés situés à 20 km au large de la ville, dans la mer Adriatique.

Eni souhaite s’éloigner du pétrole et du gaz, son activité historique – à l’origine du changement climatique –, mais est confrontée à un avenir incertain. La direction s’estime avantagée parce qu’elle peut utiliser ses infrastructures existantes (puits et pipelines) et réaffecter des employés. « C’est très facile de requalifier ou remplacer du personnel », dit Claudio Descalzi, PDG d’Eni.

M. Descalzi veut faire de la séquestration du carbone une activité secondaire qui pourrait attirer d’autres investisseurs. Il estime que les profits pourraient atteindre environ 10 % par an.

Selon M. Descalzi, la transition énergétique ne réussira que si elle engendre des entreprises durables : « Sinon, elle échouera. Les ressources sont limitées, on ne peut pas flamber d’argent. »

Eni exploite une cinquantaine de plateformes gazières dans la mer Adriatique, au large de Ravenne, au-delà de lagunes peuplées de flamants roses. À mesure que s’épuiseront les gisements de gaz, Eni entend y emprisonner le CO2.

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Claudio Descalzi, PDG d’Eni, veut faire de la séquestration du carbone une activité secondaire dont la rentabilité pourrait atteindre 10 % par an. « C’est très facile de requalifier ou remplacer du personnel », dit-il.

La société investit 100 millions d’euros (147 millions CAD) pour capter environ la moitié du CO2 actuellement émis par son usine de traitement du gaz de Casalborsetti, près de Ravenne. Les travaux achèvent : un nouveau puits servira bientôt à injecter le CO2 dans un vieux champ gazier à 20 km au large, 3000 mètres sous le fond marin.

Si cette première phase va bien, Eni passera à un projet beaucoup plus vaste, évalué à au moins 1,5 milliard d’euros (2,2 milliards CAD). On raccordera des usines et d’autres gros pollueurs d’Italie et peut-être même de France, afin de pomper sous le fond marin jusqu’à 16 millions de tonnes de CO2 par an.

Pour modéliser l’injection du CO2 dans des roches poreuses, les experts pétroliers utilisent des modèles informatiques d’imagerie 3D similaires à ceux qui permettent de planifier l’extraction du gaz naturel.

Mais ces projets de séquestration du carbone rencontrent des difficultés : le secteur de l’énergie, comme ceux du ciment et de l’acier, sera plus difficile à assainir que la production électrique. Cela montre que la transition énergétique est un énorme défi.

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Pour modéliser l’injection du CO2 dans des roches poreuses, les experts pétroliers utilisent des modèles informatiques d’imagerie 3D similaires à ceux qui permettent de planifier l’extraction du gaz naturel.

Selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), la séquestration du carbone doit représenter 8 % des réductions d’émissions cumulées pour que le monde parvienne à une émission nette nulle d’ici 2050. Pour ce faire, le volume de CO2 stocké doit être multiplié par 20 d’ici à 2030, pour atteindre 1 milliard de tonnes par an – « un objectif très ambitieux », estime Carl Greenfield, analyste à l’AIE.

Les pollueurs ont du mal à évaluer s’il vaut la peine de dépenser des centaines de millions d’euros pour moderniser leurs usines. « Ils n’ont même pas l’expertise nécessaire pour comprendre quelle est la meilleure technologie », dit le directeur de l’exploitation d’Eni, Guido Brusco.

Eni participe à un plan de réduction des émissions financé depuis 2020 par l’État britannique, visant notamment les régions de Liverpool et de Manchester. Dans le cadre de ce projet, HyNet North West, Eni construirait et gérerait un pipeline de 65 km dans lequel circulerait le CO2 des pollueurs de la région pour le mener dans des puits situés sous la baie de Liverpool. Eni affirme avoir conclu un accord préliminaire en vertu duquel le gouvernement britannique lui garantit un profit.

De nombreux militants écologistes et chercheurs estiment qu’il faut réduire à la source les émissions de gaz à effet de serre en investissant plutôt dans les énergies renouvelables. Mais certains d’entre eux concèdent un certain mérite à la séquestration du carbone, tant qu’elle ne sert pas à prolonger l’utilisation des combustibles fossiles.

« Si le rejet de CO2 par une usine est inévitable, alors il vaut mieux le séquestrer », admet Doug Parr, scientifique en chef de Greenpeace UK.

Cet article a été publié dans le New York Times.

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