(Paris) Alors que le soleil se lève sur la Seine, en Normandie, le capitaine Freddy Badar dirige l’imposante barge fluviale que son navire, le Bosphore, pousse le long de villages pittoresques et de forêts enneigées, en direction de Paris.

À bord, meubles, appareils électroniques et vêtements transbordés la nuit dernière d’un porte-conteneurs qui avait accosté au Havre, grand port de mer du nord de la France. Pour acheminer cette cargaison par voie terrestre, il faudrait 120 camions émettant beaucoup de CO2 et engorgeant les autoroutes.

PHOTO JAMES HILL, THE NEW YORK TIMES

Des grues à portique pouvant charger et décharger les plus gros porte-conteneurs océaniques, au Havre, sur la Manche. Des firmes de logistique françaises investissent des milliards pour améliorer leurs installations sur la Seine.

« Le transport fluvial est moins polluant et meilleur pour l’environnement », dit le capitaine Badar, ses yeux scrutant les autres navires chargés de marchandises sur la Seine. « Nous pourrions en faire beaucoup plus. »

L’Union européenne (UE) s’attaque aux changements climatiques et veut décarboner le transport de fret, qui, à l’échelle mondiale, représente 25 % des émissions de gaz à effet de serre. Elle se tourne vers une solution millénaire : ses cours d’eau.

Avec 23 000 km de voies navigables, l’UE pourrait retirer de ses routes d’innombrables camions – la plus grande source de CO2 du transport de marchandises. Le Pacte vert de l’UE prévoit de transformer les cours d’eau en autoroutes et de doubler le trafic des barges et péniches d’ici 2050.

Le potentiel d’amélioration est grand. Aujourd’hui, 2 % du fret européen emprunte les cours d’eau, alors que 80 % des marchandises sont transportés à bord de 6,5 millions de camions qui sillonnent l’Europe. Le rail représente environ 5 % du fret.

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Le capitaine Freddy Badar, fils et petit-fils de capitaines de navires fluviaux, sur la passerelle du Bosphore, derrière la barge qu’il mène à Paris sur la Seine.

L’infrastructure fluviale européenne – ports et écluses – est vieille de plusieurs décennies et sa modernisation sera compliquée par le réchauffement planétaire : les sécheresses récentes ont empêché certains transports sur le Rhin et font peser des risques sur la Seine.

La Seine n’est pas l’axe fluvial le plus achalandé d’Europe – c’est le Rhin, qui traverse l’Allemagne et les Pays-Bas –, mais elle est un important pôle d’expérimentation de la transition climatique.

« Nous investissons pour amener les entreprises à redéfinir radicalement leur logistique », a déclaré Stéphane Raison, PDG du principal opérateur portuaire français, HAROPA, qui investit plus de 1 milliard d’euros dans le projet sur la Seine.

Se tourner vers le fleuve

Avant que le Bosphore quitte Le Havre pour Paris dans la nuit, sous une neige abondante, une grue à portique a empilé des conteneurs en rangées serrées sur la barge, sous l’œil des quatre membres d’équipage.

Le Bosphore, une des 110 barges de Sogestran – plus grande société de transport fluvial de France –, appareille pour un port à 8 km de Paris, Gennevilliers, plaque tournante de la distribution vers les 12 millions de consommateurs de la région parisienne. Le trajet dure une trentaine d’heures.

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La barge poussée par le Bosphore croise un pétrolier sur la Seine, qui redevient un axe de transport important.

La Seine pourrait accueillir bien plus de barges comme le Bosphore – plus long qu’un terrain de soccer. Le gouvernement espère quadrupler les 20 millions de tonnes de fret qui y transitent chaque année. Chaque barge de plus éviterait 18 000 trajets de camion Le Havre-Paris par an.

Pour y parvenir, HAROPA accélère l’expansion du port du Havre, à l’embouchure de la Seine, pour y attirer les navires qui déchargent actuellement à Rotterdam, aux Pays-Bas, ou à Anvers, en Belgique. Le fret qui transite par ces ports est ensuite acheminé en France par camion.

Dans cinq autres ports sur la Seine, HAROPA installe des relais électriques permettant aux navires de se brancher lorsqu’ils sont à quai, plutôt que de faire tourner les moteurs.

La plupart des pousseurs de barges européens fonctionnent au diesel, mais une petite partie de la flotte a déjà été convertie aux biocarburants. Des pousseurs électriques arrivent sur le marché et des prototypes à l’hydrogène sont en développement.

Des entreprises comme IKEA et de petits transporteurs développent des services de livraison à domicile sans carbone pour séduire les consommateurs et devancer les règles environnementales strictes annoncées partout en Europe pour limiter les véhicules lourds et polluants.

Une chaîne de transport plus propre

Huit heures après avoir quitté Le Havre, le Bosphore accoste à Rouen, escale importante du transport fluvial entre l’Atlantique et Paris. Vers 10 h, quatre marins relèvent l’équipage pour une semaine de travail sous les ordres du capitaine Badar, et le voyage vers Paris reprend.

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Une péniche traditionnelle transportant du vrac sec sur la Seine, non loin de Rouen

Le transport par barge sur la Seine a augmenté d’à peine 5 % depuis 2013. Le gouvernement tente de l’augmenter, mais « les fleuves ont longtemps été négligés », déclare M. Badar, fils et petit-fils de capitaines, une espèce rare. En Europe, bien des capitaines de bateaux fluviaux approchent de la retraite et le personnel qualifié manque, ce qui risque de freiner la croissance du trafic fluvial.

Pendant des siècles, note M. Badar, les fleuves ont été pratiquement le seul moyen de transport du fret à travers la France : le blason de Paris représente un bateau sur la Seine. Mais les cours d’eau ont été remplacés par les routes et le chemin de fer au XXsiècle, en particulier après la Seconde Guerre mondiale, quand les réseaux terrestres se sont étendus dans tout le continent.

Ces transporteurs ont l’appui de l’État « parce qu’ils ont des lobbys et des syndicats puissants », a dit M. Badar, au moment où le Bosphore passait devant Château-Gaillard, forteresse construite par Richard Cœur de Lion sur la rive de ce cours d’eau stratégique.

Après une pause pour regarder l’ouvrage médiéval baignant sous le soleil de fin d’après-midi, il a ajouté : « Aujourd’hui, on parle d’environnement, et ce serait mieux de considérer le fleuve comme un maillon d’une chaîne de transports plus propre. »

Cet article a d’abord été publié dans le New York Times.

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