Cet automne, comme chaque année, environ 40 % de la population adulte se protégera contre la grippe saisonnière grâce à un vaccin produit à Sainte-Foy par la société pharmaceutique GSK. Ces millions de Canadiens ignorent pour la plupart que ce vaccin est, en quelque sorte, un produit de la ferme : il est fabriqué grâce à une technologie à base d’œufs — des dizaines de millions d’œufs — tous achetés à des entreprises agricoles du Québec.

La principale est Couvoirs Boire & frères, une entreprise familiale fondée il y a 95 ans qui emploie 600 personnes dans 32 municipalités du Québec.

Le siège social de Boire & frères est à Wickham, un village à 20 km de Drummondville. On y accède en roulant dans une belle campagne où prospèrent fermes, bleuetières, vergers, fromageries, une meunerie et même deux vignobles et un ranch où on élève des chevaux.

Boire & frères revendique 51 % de la production d’œufs achetée par GSK, explique Éric Bienvenue, un ancien cadre d’Olymel nommé PDG de l’entreprise par la famille Boire en janvier 2018.

« On produit entre 35 et 40 millions d’œufs destinés aux vaccins annuellement, explique M. Bienvenue. La production s’échelonne de janvier à juin en raison de 1,1 à 1,5 million d’œufs par semaine. »

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Éric Bienvenue, PDG de Boire & frères

Ce calendrier de production épouse celui de l’usine de vaccins de GSK à Sainte-Foy, qui tourne six mois par année et commence à livrer aux provinces ses vaccins autour du 1er septembre.

Quarante millions d’œufs, c’est beaucoup, mais c’est une fraction de la production de Boire & frères. Les œufs pharmaceutiques sont un marché de niche qui occupe seulement 15 de ses 600 employés. Boire & frères tire la majorité de ses revenus de ses activités agroalimentaires.

Dans votre bras et dans votre assiette

Cette entreprise presque centenaire est totalement invisible pour le consommateur, mais sa production est omniprésente dans les épiceries sous d’autres marques. En fait, en plus d’être dans votre bras chaque automne si vous vous faites vacciner, Boire & frères est dans votre assiette d’une façon ou d’une autre s’il vous arrive de manger des œufs ou du poulet.

Boire & frères est à l’origine de huit œufs de consommation sur dix et de près d’un poulet d’épicerie sur deux.

Éric Bienvenue

L’entreprise fondée par Gérard Boire en 1927 est centrée autour de couvoirs et vend à des poulaillers de partout au Québec des millions de poussins qui deviendront des poules pondeuses, participant indirectement à l’approvisionnement en œufs par des tiers.

L’entreprise vend aussi des poussins mâles directement aux éleveurs et producteurs de poulet de chair comme Les Voltigeurs, Olymel et Exceldor.

« On a une capacité de 120 millions de poussins par année », dit M. Bienvenue. Boire & frères vend aussi « plus de 80 millions d’œufs de reproduction (des œufs incubés) », qui seront couvés chez des tiers et acheminés dans le système d’approvisionnement alimentaire du Québec.

Boire et frères exploite également ses propres poulaillers et vend « 3,6 millions de douzaines d’œufs de consommation » [43,2 millions d’œufs] aux grandes marques connues comme Nutri-Œuf et Burnbrae.

En tout, Boire & frères compte 175 bâtiments de ferme au Québec.

Un couvoir pharma de 12 millions

L’entreprise a renforcé sa présence dans le marché pharmaceutique des œufs en 2006 en agrandissant et en modernisant son couvoir OVAC, à Saint-Nicéphore, un village voisin. M. Bienvenue n’a pas souhaité chiffrer ces travaux, mais le journal L’Express de Drummondville a rapporté un investissement de 12 millions (un montant incluant des améliorations à des bâtiments secondaires).

Le couvoir OVAC est une installation spécialisée fonctionnant selon les normes de biosécurité et de traçabilité dictées par GSK (et définies par Santé Canada et la FDA américaine), explique M. Bienvenue. Le cahier des charges est exigeant et très détaillé.

PHOTO FOURNIE PAR GSK

L’incubation partielle se fait sur des alvéoles, au compte de 42 œufs par alvéole, soit 5376 par chariot.

On ne fera pas toute la liste, mais mentionnons que GSK veut des œufs de 52,7 grammes (il y a une marge d’erreur), explique Patrick Poulin, directeur du couvoir OVAC. Les œufs y sont incubés partiellement (pendant 10 jours et demi). « Pendant l’incubation, les œufs doivent pivoter aux 45 minutes à 1 heure et avoir toujours un angle de 45 degrés, le bout pointu vers le bas. »

Les œufs sont évidemment désinfectés à leur arrivée, et la qualité de l’air et la flore bactérienne sont mesurées.

La température ambiante et l’humidité relative sont maintenues dans une fourchette très mince, même dans les camions qui mènent les œufs à l’usine de vaccins de GSK à Sainte-Foy, dit Patrick Poulin.

L’incubation partielle se fait sur des alvéoles, au compte de 42 œufs par alvéole, soit 5376 par chariot. Après, les œufs sont acheminés vers une mireuse, un appareil automatique de 300 000 $ muni de lentilles et d’un logiciel permettant d’évaluer chaque œuf (positionnement de l’embryon, système veineux, qualité de la coquille), selon les normes de GSK, explique Éric Bienvenue.

Boire & frères est intégrée verticalement et peut assurer la traçabilité des œufs incubés au couvoir OVAC : ces œufs proviennent de 12 poulaillers répartis dans quatre sites construits dans quatre villages avoisinants et destinés uniquement à GSK. Par souci de biosécurité, les quatre sites sont installés dans des zones où il n’y a aucune autre production animale dans un rayon de 1 km.

Quand la campagne de vaccination nationale commence, fin octobre, le couvoir OVAC est fermé, en attendant le début de la production d’œufs en janvier, pour le vaccin de l’année suivante.

Mais durant la pandémie de grippe H1N1, il y a 12 ans, la production avait duré toute l’année.

Jusqu’à 360 000 œufs par jour

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Couvoirs Boire & frères revendique 51 % de la production d’œufs achetée par GSK.

L’usine de vaccins GSK de Sainte-Foy fonctionne avec une technologie utilisant jusqu’à 360 000 œufs par jour pour produire ses vaccins contre la grippe. L’usine tourne environ six mois par année à partir de janvier, pour que les vaccins commencent à être expédiés début septembre. Elle s’approvisionne auprès de producteurs du Québec.

Selon les Centers for Disease Control américains, cette technologie a plus de 70 ans, mais les procédés utilisés à Sainte-Foy sont une version homologuée vers le tournant des années 1990, dit Christophe Mulfinger, directeur de l’usine.

Lorsque l’usine tourne à plein régime, « on reçoit chaque jour 360 000 œufs embryonnés. Une aiguille perfore la coquille de chaque œuf pour inoculer une souche du virus. On laisse ce virus se multiplier pendant quelques jours, puis on va récolter ce virus de la même manière », explique M. Mulfinger.

Chaque œuf produit 10 ml de liquide, dans lequel le virus est toujours vivant.

Le virus est ensuite inactivé par un traitement formaldéhyde et un rayonnement ultraviolet qui tuent aussi toutes les bactéries. Un traitement chimique fracasse le virus mort en minuscules fragments.

Le liquide de tous ces œufs est envoyé dans de grandes cuves en inox (qui font plusieurs milliers de litres). Des centrifugeuses munies d’une série de filtres concentrent et purifient le liquide « en éliminant tous les déchets ; on garde juste une protéine antigénique, nommée hémagglutinine ».

L’hémagglutinine

Normalement, c’est grâce à cette protéine que le virus s’accroche à une cellule humaine et l’infecte. Injectée seule (et inoffensive) dans le vaccin, l’hémagglutinine suffit à susciter chez l’humain la production d’anticorps qui combattront le vrai virus par la suite.

Il faut faire ce procédé pour chacune des trois ou quatre souches de vaccin (identifiées chaque année par l’Organisation mondiale de la santé) qu’on retrouve dans chaque fiole de 0,5 ml expédiée par GSK.

L’usine de Sainte-Foy vend sa production à chaque province et territoire canadiens, selon les termes d’un contrat négocié par Santé Canada. « L’usine ne fournit pas que le Canada, loin de là, dit M. Mulfinger. La plupart des doses sont exportées », aux États-Unis et au Mexique, essentiellement.

Pour des raisons de compétitivité, M. Mulfinger ne veut pas préciser le nombre d’œufs achetés, en moyenne, chaque année. La capacité de 360 000 œufs par jour durant les six mois donnerait un maximum de 65 millions d’œufs par année, si l’usine tournait sept jours sur sept. Mais M. Mulfinger note qu’après avoir tourné au maximum durant quelques mois, la production baisse, selon les commandes qui se confirment ou pas.