Depuis 2019, Serge Plante a payé 68 000 $ en taxes pour de la publicité diffusée sur Facebook. Comme tout propriétaire d’entreprise, il s’attendait à être remboursé par Québec et Ottawa. L’été dernier, il a appris que ce ne serait pas le cas.

« J’en ai braillé une shot en voyant mes finances, confie M. Plante. Je suis dans la marde, j’ai besoin de mon argent. »

À sa demande, nous avons modifié le nom de ce chef d’entreprise de la région montréalaise, qui craint les représailles de Facebook, de qui il a acheté pour 480 000 $ de publicité depuis un an. « S’ils me bloquent, je fais faillite. Mais je ne suis pas seul dans mon cas. »

Au cabinet comptable PSB Boisjoli, à Mont-Royal, on conseille une autre entreprise qui tente en vain de récupérer les 167 000 $ en TVQ et en TPS versés pour de la publicité sur Facebook. Et on s’attend à une avalanche de cas semblables avec la reprise des vérifications fiscales de Revenu Québec, ralenties par la pandémie, estime Lorie Palmer, associée en fiscalité chez PSB Boisjoli.

« La quantité de PME qui ne sont pas au courant de cette règle, ce doit être énorme. La plupart ne le savent même pas probablement encore. » Le cabinet a envoyé en août dernier une lettre à ses clients pour les prévenir de ce problème complexe.

Une exemption peu connue

Les principales entreprises concernées seraient de toute évidence les plus petites, ne disposant pas de ressources importantes en comptabilité, faisant du commerce électronique et qui ont acheté de la publicité sur des plateformes comme Facebook et Google.

Si elles n’ont pas expressément demandé une exemption, la taxe de vente du Québec (TVQ) depuis 2019 et la taxe sur les produits et services (TPS) depuis 2021 ont été ajoutées à la facture de ces entreprises. « On parle surtout de Facebook et Google parce que ce sont les plus problématiques, ce sont des joueurs majeurs pour la publicité en ligne, précise Mme Palmer. Nous, on s’occupe surtout des PME, qui n’ont parfois qu’un commis comptable, dont les achats de publicité relèvent parfois du département marketing. Est-ce qu’il est raisonnable de penser que l’ensemble des PME est au courant des règles fiscales ? Non. »

1366 entreprises étrangères

Cet imbroglio est né de la décision prise par le gouvernement Couillard en 2018 d’assujettir les plateformes numériques étrangères à la taxe de vente du Québec. Elle est entrée en vigueur le 1er janvier 2019. Ottawa a fait de même avec la TPS le 1er juillet 2021 ; c’est Québec qui gère les deux taxes.

C’était très louable au départ, estime Irena Glavina, de PSB Boisjoli. Ce que les gouvernements visaient, c’était des individus comme vous et moi qui consomment du Netflix, pas les entreprises.

Irena Glavina, de PSB Boisjoli

Ces plateformes étrangères ont dû s’inscrire à un registre particulier, appelé au Québec la « Liste des fournisseurs hors Québec inscrits au fichier de la TVQ ». Au plus récent décompte, 1366 entreprises étrangères l’avaient fait. Tous les géants du numérique, d’Airbnb à Amazon en passant par Netflix, Facebook, Twitter et Google, y figurent.

Toutes ajoutent aux factures de leurs clients les taxes, qu’elles reversent ensuite aux gouvernements. Les entreprises canadiennes clientes de ces plateformes, cependant, doivent explicitement demander une exemption en fournissant leur numéro d’inscription. Si elles ne le font pas, elles se voient également facturer les taxes, comme tous les consommateurs. Facebook, a précisé un porte-parole montréalais de l’entreprise, l’explique dans une page destinée aux entreprises.

Accédez à la section « Pages d’aide Meta pour les entreprises »

C’est là que de nombreuses petites entreprises qui n’étaient pas au fait de ce règlement se sont fait piéger.

Au Québec comme ailleurs au Canada, toute entreprise qui paie la TVQ et la TPS auprès de ses fournisseurs canadiens peut se faire rembourser ou créditer ce montant par les gouvernements. Cette mécanique, cependant, ne s’applique pas aux entreprises étrangères, même inscrites aux registres au pays.

Chez Google, la porte-parole à Montréal Luiza Staniec assure que le géant des moteurs de recherche respecte toutes les lois fiscales. Par contre, « nous sommes conscients qu’un certain nombre d’entreprises au Québec ont éprouvé de la frustration avec le processus actuel d’imposition et de l’exemption en ce qui concerne les sociétés non résidentes, affirme-t-elle dans un courriel envoyé à La Presse. Nous travaillons avec l’administration fiscale locale pour régler ces questions au nom de nos clients. »

Carlos Leitão « surpris »

Certaines PME ont demandé et obtenu leur remboursement de taxes lors de leur déclaration de revenu, mais s’exposent à des pénalités en cas de vérification. D’autres, comme Serge Plante, ont appris l’existence de cette règle lors d’une révision administrative de leur dossier.

« La loi prévoit dans ce cas qu’on ne peut demander un remboursement à Revenu Québec, il faut se tourner vers le fournisseur, explique Lorie Palmer. Le fournisseur, lui, doit ensuite se tourner vers Revenu Québec. »

À Revenu Québec, la porte-parole Marie-Pierre Blier estime qu’« à l’heure actuelle […], l’ampleur de la situation est limitée en nombre de cas ».

Elle confirme par courriel que « la loi sur la TVQ prévoit qu’aucune demande de remboursement de la taxe payée par erreur ne peut être produite à Revenu Québec ». Depuis 2019, ajoute-t-elle, l’agence multiplie les rencontres avec « d’importantes entreprises non résidentes exploitantes de plateformes » pour qu’elles remboursent les entreprises. « À titre d’exemple, dès le premier trimestre de 2019, Google et Facebook ont envoyé des communications à leurs clients afin de leur demander de procéder à l’ajout de leur statut d’inscrit dans leur profil client », explique la porte-parole.

Cette situation, résume-t-elle, viendrait d’une « mécompréhension » des entreprises qui n’ont pas informé les plateformes étrangères de leur statut particulier.

Carlos Leitão, porte-parole du Parti libéral du Québec en matière de finances publiques et qui a institué la « taxe Netflix » à l’époque, avoue sa surprise.

En 2019, on n’avait vraiment pas pensé à ça, dans le sens où ces entreprises n’ont pas de présence physique au Québec, donc il n’est pas nécessaire que les PME paient la TVQ et la TPS. Je ne pensais pas que cette information-là ne serait pas communiquée. C’est un manque de communication.

Carlos Leitão, en entrevue avec La Presse

Il note que « même des fiscalistes n’étaient pas au courant » de cette situation qu’il n’hésite pas à qualifier d’« injustice ».

« Je ne comprends pas que Revenu Québec hésite à rembourser les PME pour une taxe qu’elles n’avaient pas à payer. Évidemment, Google et Facebook ont envoyé les taxes au gouvernement et lui disent maintenant de se débrouiller. Ils auraient aussi pu leur dire au moment de faire le paiement que ce n’était pas nécessaire. »

Lorie Palmer et Irena Glavina estiment qu’il existe une solution à cet imbroglio : l’article 94 de la Loi sur l’administration fiscale. Il permet au gouvernement une intervention discrétionnaire pour « le bien public » et « pour épargner au public de graves inconvénients ou aux individus, de l’oppression ou de l’injustice ».

« Il y a plus d’un contribuable concerné, et les montants en jeu sont assez gros », estime Mme Palmer.

En savoir plus
  • 266 315
    Nombre d’entreprises québécoises de moins de 200 employés en juin 2021
    Statistique Canada
    44 %
    Proportion des commerces de détail qui faisaient du commerce électronique en 2021.
    Détail Québec
  • 7,4 milliards
    Revenus estimés de la publicité numérique pour Google et Facebook en 2019, soit 80 % du total
    Canadian Media Concentration Research Project