Il lui a fait perdre au moins 2,5 milliards US, a contribué à la pousser au bord du gouffre et couronne maintenant son démembrement. Bombardier tire aujourd’hui un trait sur la production du jet d’affaires Learjet, mais ne tourne pas tout à fait la page sur ce programme qui a pris son envol dans les années 1960.

Avec quelque 2000 appareils en service, Bombardier pouvait difficilement accepter de se départir de cette famille d’avions d’affaires légers si elle voulait atteindre ses objectifs de 2025. L’entreprise souhaite voir sa division des services après-vente – où les marges sont élevées – générer des recettes d’environ 2 milliards.

« C’est pour cela qu’on souhaitait garder le Learjet, rappelle son président et chef de la direction, Éric Martel, en entrevue avec La Presse. Ces avions-là auront besoin de maintenance et de pièces pendant encore plusieurs décennies. »

La fin de la production du Learjet avait été annoncée à l’hiver 2021 par M. Martel. Le dernier appareil – un Learjet 75 – doit être livré ce lundi depuis Wichita, où s’effectue l’assemblage des jets, à Northern Jet Management. La fin de ce chapitre n’entraîne pas de grands changements au Québec, mais n’empêche pas le programme d’avoir contribué aux malheurs de l’entreprise.

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, LA PRESSE

Éric Martel, président et chef de la direction de Bombardier

M. Martel était vice-président et directeur général des plateformes Global et Challenger en 2007 quand l’entreprise a pris une décision qui lui aura coûté au bas mot 2,5 milliards US en lançant le développement du Learjet 85, qui devait se vendre aux environs de 18 millions US et qui n’a jamais vu le jour.

À l’époque, personne ne se doutait que la crise financière mondiale laisserait des cicatrices permanentes dans le marché des jets d’affaires de plus petite taille. Ces appareils sont plus vulnérables aux aléas de l’économie comparativement aux jets intermédiaires (Challenger) et à large cabine (Global). Marqué par des retards, le Learjet 85 est abandonné à l’automne 2015 par Bombardier, plongée dans la tourmente financière. À ce moment, M. Martel dirigeait la division des avions d’affaires.

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE BOMBARDIER

Le Learjet 75 a été le dernier appareil de la famille produit.

« On s’est peut-être entêtés un peu à l’époque en disant qu’on allait continuer à le développer, concède M. Martel. On se disait : “Ah, le marché va revenir”, mais il n’est jamais revenu. Il s’est complètement effondré et n’a jamais repris. Les entreprises sont devenues internationales. Il y avait plus de besoins pour traverser l’océan, aller plus loin, avoir une plus grande cabine. »

Richard Aboulafia, directeur général de la firme AeroDynamic Advisory, estime que le raisonnement de Bombardier était logique à l’époque. Très peu d’analystes anticipaient une aussi longue traversée du désert dans le créneau des jets d’affaires légers.

« La crise a compliqué le financement par des tiers pour les plus petits avions, dit l’analyste. Les petites entreprises, qui achetaient généralement ces avions, étaient beaucoup plus sensibles aux coûts. Cela s’est beaucoup moins observé dans les autres sphères du marché. »

Mais avec plusieurs projets simultanés – dont celui de la C Series, qui a finalement coûté 7,1 milliards US –, la crise financière aurait dû inciter l’avionneur à mettre de côté le Learjet 85, estime M. Aboulafia. Il s’agissait du produit le plus exposé aux turbulences économiques, rappelle-t-il.

Toujours utile

L’histoire de Bombardier aurait-elle été différente si le Learjet 85 avait été abandonné plus tôt ? Interrogé, le grand patron de Bombardier, qui avait quitté l’entreprise en 2015 avant d’y effectuer un retour cinq ans plus tard, n’a pas voulu se prononcer sur cette hypothèse.

« Je pense que c’est un ensemble de facteurs, a répondu M. Martel, en faisant référence aux difficultés de la division ferroviaire. Il y a plusieurs programmes qui étaient en développement simultanément. Mais c’est très certainement un facteur [le Learjet 85] qui a contribué à la situation. »

Des trois grands projets aéronautiques développés simultanément par Bombardier, il ne reste que le Global 7500, fer de lance de l’entreprise dans les jets d’affaires à large cabine. Ce programme a coûté plus de 4 milliards US et a aussi pris plus de temps que prévu à réaliser.

Il n’a jamais été question de couper définitivement les ponts avec le Learjet, affirme M. Martel.

« Certains ont tenté des approches, mais nous n’étions pas vraiment intéressés, affirme-t-il, sans nommer les prétendants. On ne s’est jamais rendu à un montant mis sur la table. »

M. Aboulafia estime que personne ne désirait mettre la main sur le programme sans la flotte d’appareils en service. Avec une demande vigoureuse dans l’aviation d’affaires, la stratégie de Bombardier est « logique », croit l’analyste.

« Ces appareils ne génèrent pas les mêmes revenus d’entretien que des Challenger et des Global, mais ils comptent, dit M. Aboulafia. L’entreprise peut aussi maintenir des relations avec des clients qui voudront changer d’avion et qui pourraient opter pour des jets plus dispendieux. »

Cofondateur de la firme montréalaise de service-conseil et de financement spécialisé pour l’aviation d’affaires Echo Aviation, Frederic Larue observe un contexte bien différent pour les Learjet d’occasion depuis le début de la crise sanitaire.

« Avant la pandémie, alors que l’offre abondait sur le marché, la demande était relativement basse, relate-t-il. Étant donné la rareté actuelle des avions, les Learjet se vendent relativement bien même si les avions orphelins ont habituellement une valeur de revente plus basse. »

Selon M. Larue, il y a eu une « centaine » de transactions impliquant des Learjet à travers le monde depuis la fin de la dernière année.

En savoir plus
  • 1990
    Learjet était une entreprise américaine ayant vu le jour au tournant des années 1960. Elle a été acquise par Bombardier en 1990.
    Source : bombardier
    5000
    Il s’agit du nombre de jets d’affaires construits par Bombardier, tous produits confondus, actuellement en service.
    Source : BOMBARDIER