À 18 ans, écœuré de voir sa mère souffrir aux mains d’un conjoint violent depuis une décennie, Daniel Benson le tue. Le geste est lourd de conséquences : de 1982 à 1999, il sera incarcéré. Il profitera de ses années de détention pour étudier jusqu’à obtenir un bac en théologie, puis se dénicher un boulot de rédacteur au magazine Fugues. « J’ai été proactif pendant mon incarcération, raconte-t-il. Tout de suite après la prison, l’éditeur de Fugues m’a engagé. »

Aujourd’hui, Daniel Benson est conférencier, coordonnateur à l’hébergement de la Société John Howard du Québec et conseiller en intervention à la Mission Old Brewery. Il plaide pour l’intégration des personnes judiciarisées en milieu de travail. « La réinsertion en société comporte trois piliers : avoir un travail, un toit et un réseau social, détaille-t-il. Trois choses difficiles à acquérir pour quelqu’un avec un casier judiciaire. Moi, j’ai toujours travaillé, car je suis acharné. Je n’ai eu qu’une période de chômage dans ma vie. »

Malgré la pénurie de main-d’œuvre qui pèse lourd sur les épaules des organisations, un récent sondage du Comité consultatif pour la clientèle judiciarisée adulte (CCCJA) révèle que peu de dirigeants sont ouverts à l’embauche de personnes judiciarisées (28 %). À peine 16 % affirment avoir déjà engagé une personne qui avait un casier.

Certains milieux de travail sont toutefois plus ouverts : les pourcentages grimpent à 37 % dans des secteurs tels la fabrication et le transport chez ceux qui ont déjà embauché et à 55 % chez ceux qui se disent prêts à embaucher.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Les gouvernements ont un discours de réinsertion sociale, mais je défie n’importe quel délinquant d’avoir un job gouvernemental. C’est un sujet tabou tant pour l’image de marque d’une entreprise que pour ses employés.

Daniel Benson

« On manque tellement de main-d’œuvre, et dans tous les départements, note Alexis Durand-Brault, réalisateur et cofondateur d’ALSO Productions. Je ne peux me permettre de faire la fine bouche. Je pars du principe que la personne embauchée a payé sa dette. »

Motivés et compétents

Il n’y aurait pas employé plus fidèle, reconnaissant et travaillant qu’un ancien détenu qui s’est repris en main, selon les intervenants interviewés par La Presse. « Ils sont aussi plus enclins à prendre un emploi difficile, un quart de nuit, un travail saisonnier, au salaire minimum, car en prison, ils gagnent 5 $ l’heure, énumère William Forest, conseiller aux entreprises du centre de main-d’œuvre OPEX’82. Beaucoup sortent de prison avec des cartes de compétence et une formation. »

Depuis dix ans, Alexis Durand-Brault compte parmi ses employés habituels un homme qui a purgé une peine de quatre ans pour trafic de drogue. « Il m’a dit la vérité quand je l’ai rencontré, se rappelle-t-il. Il avait l’air sincère. Je sentais qu’il voulait travailler fort. »

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Alexis Durand-Brault, réalisateur, producteur et cofondateur d'ALSO Productions

Je n’ai jamais regretté de l’avoir embauché. Je l’engage sur toutes mes productions depuis. Il a fait une niaiserie, mais il s’est repris. Il m’a vu comme une opportunité pour se sortir du trou.

Alexis Durand-Brault, réalisateur, producteur et cofondateur d'ALSO Productions

« De mon expérience, les personnes judiciarisées veulent vraiment travailler, ajoute Sophie Lajoie, directrice générale de Moisson Rimouski-Neigette. Elles ont payé leur dette. Quand elles sortent et s’inscrivent à un programme de réinsertion, par exemple, il y a quelque chose en mouvement. Quand on a touché le fond, avoir une telle chance nous tire vers le haut. Il peut certes y avoir un manque de confiance ou divers enjeux interpersonnels, mais c’est la même chose avec n’importe quel employé. »

Moisson Rimouski-Neigette a embauché quatre personnes judiciarisées dans la dernière année. « On est dans un contexte de banque alimentaire, décrit Sophie Lajoie. Une des valeurs importantes est d’aider les gens à sortir de situations économiques difficiles. On est déjà habitués à ne pas tous être pareils. C’est très riche d’être confronté à différentes façons de vivre. »

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Sophie Lajoie, directrice générale de Moisson Rimouski-Neigette

Au cours des dernières années, grâce à un organisme de transition à l’emploi et à un programme de subvention salariale, Groupe TAQ Division Alliance, à Amqui, a vécu deux expériences positives d’embauche similaires.

« La subvention nous a motivés à les recruter et nous a permis d’avoir du temps pour les connaître, admet Anne-Marie Villeneuve, directrice des ressources humaines de l’entreprise de reliure. On les a formés, ils ont pris de l’assurance et on a découvert leurs compétences. On fait déjà travailler des gens en limitations fonctionnelles. On croit beaucoup à la réinsertion à l’emploi. De telles embauches empêchent de retomber dans un pattern. Les deux personnes nous l’ont dit : “Ça nous aide à nous reprendre en main.” »

Le magazine Newsweek a récemment écrit qu’une réinsertion au travail d’Américains d'âge adulte ayant un dossier criminel – ils constituent 33 % de la population – permettrait de réduire la pénurie de main-d’œuvre, donnerait accès à des employés motivés et productifs, réduirait les inégalités sociales, la criminalité et les investissements afférents aux inégalités sociales. « Des employeurs veulent redonner à la communauté, dit William Forest. Une stabilité salariale aide à trouver un logement et à ne plus être en mode survie. »

Lutter contre la peur

Au pays, environ 4 millions de Canadiens ont un casier judiciaire, selon la GRC et la CCCJA. Encore faut-il avoir le même regard sur la personne qui a commis un vol et une autre qui a commis des meurtres. « Pourquoi quelqu’un ayant commis un meurtre ne pourrait pas travailler ? demande toutefois Daniel Benson. Le taux de récidive le plus faible est celui de meurtre [moins de 0,5 %]. »

Toujours selon l’étude de la CCCJA, les principaux freins à l’embauche sont la peur ou la méfiance (65 %), la perception des personnes en dehors de l’entreprise (40 %), les autres employés de l’entreprise (24 %) et le manque de compétences (20 %). Mais est-on obligé d’annoncer aux autres salariés qu’un collègue ayant un dossier criminel se glisse parmi eux ? Et aux clients ? « On est catégoriques : non, aucune loi n’oblige l’employeur à communiquer l’information », répond William Forest.

« J’en ai parlé à ma direction, mais pas aux employés, répond Anne-Marie Villeneuve. C’est délicat. Remarquez qu’en région, tout finit par se savoir ! Mais on ne peut dire ce que les personnes ont fait. »

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Anne-Marie Vileneuve, directrice des ressources humaines de Groupe TAQ Alliance

« Par ailleurs, ajoute-t-elle, chez nous, on ne peut embaucher un fraudeur, car on a une base de données. Il ne faut pas que ce soit des abuseurs non plus, car il y a des employés vulnérables parmi nous. »

« De toute façon, le voleur de bijoux n’aura pas le culot de poser sa candidature dans une bijouterie », illustre Daniel Benson.

Pour limiter les mauvaises unions et les craintes, OPEX’82 recommande seulement des candidats prêts à l’emploi. « On s’assure d’avoir beaucoup d’infos sur le client, explique William Forest. Et on offre des services à l’employeur sur le plan de l’intégration et un suivi régulier pour s’assurer qu’il n’y a pas d’inquiétudes ou de problèmes. Ce n’est pas vrai que ce sont tous de très bons employés fiables. Mais ils ne le sont pas moins que le reste de la population. »

Malgré la réticence qui persiste, OPEX’82 sent une brise de changement.

De plus en plus, les employeurs s’ouvrent au recrutement de gens marginalisés. On a reçu des appels de plusieurs entreprises ces dernières années. La COVID-19 en a ajouté une couche. Il y a plus de demandes depuis 2019.

William Forest, conseiller aux entreprises du centre de main-d’œuvre OPEX’82

Il y a trois ans, OPEX’82 a mis en place un service aux entreprises et elle a créé des partenariats. « On a 115 entreprises partenaires, dont 82 à Montréal », affirme William Forest, qui précise toutefois que le centre n’est pas une agence de placement. « Avec les entreprises, je discute de leur réalité, de leur position par rapport aux casiers judiciaires, d’informations sensibles, comme le fait qu’on n’a pas l’autorisation de dévoiler les délits. Certains employeurs, dans le secteur de la construction par exemple, sont très ouverts. Certains croient beaucoup à la deuxième chance. »

Que dit la loi ?

Selon l’article 18.2 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec (tel qu’il peut être lu dans un document du CCCJA), « nul ne peut congédier, refuser d’embaucher ou autrement pénaliser dans le cadre de son emploi une personne du seul fait qu’elle a été déclarée coupable d’une infraction pénale ou criminelle, si cette infraction n’a aucun lien avec l’emploi ou si cette personne en a obtenu le pardon ». Un employeur est en droit de demander à un postulant s’il a des antécédents judiciaires. Toutefois, selon la Commission des droits de la personne et de la jeunesse, le fait d’en faire la demande de façon générale peut supposer une intention de ne pas respecter l’article 18.2 de la Charte. Une telle question doit donc être formulée avec précision, afin de déterminer s’il existe un lien entre les infractions commises et l’emploi convoité. S’il empêche clairement la discrimination, cet article comporte cependant une part de subjectivité, aucune norme ne définissant la notion de « lien avec l’emploi ».

Source : Les personnes judiciarisées, un bassin de travailleurs pour le Québec, CCCJA, 2017

Conseils pour embaucher une personne judiciarisée

Créer des rencontres

« Le CV, c’est une chose, mais quand tu rencontres les gens, tu n’as pas le mot “ex-détenu” dans ta tête, soutient Alexis Durand-Brault, cofondateur d’ALSO Productions. Oui, il faut savoir que la personne a commis un crime, mais il faut apprendre à pardonner. On a le droit de s’en sortir dans la vie. Ça existe, des gens qui font des erreurs et qui décident un jour que c’est assez. Je n’ai pas à remettre en question la justice. Il manque de la nuance dans la société. Il y a une différence entre un tueur en série et un gars qui a commis un vol qualifié. »

D’abord, les compétences

« Les employeurs doivent se concentrer sur les compétences de la personne, estime le conférencier Daniel Benson. On engage d’abord quelqu’un qui a les compétences nécessaires à l’emploi. Et on ne devrait pas envisager de les engager juste en période de pénurie, mais tout le temps. »

Avoir de l’appui

« Je suggère de se tourner vers les organismes, dit Anne-Marie Villeneuve, directrice des ressources humaines de Groupe TAQ Division Alliance. Et d’avoir une plus grande ouverture. Les gens judiciarisés ne sont pas forcément des méchants. » « Un accompagnement et une subvention salariale peuvent être rassurants pour l’entreprise », ajoute Sophie Lajoie, directrice générale de Moisson Rimouski-Neigette.