En 2013, alors que le vent du scandale soufflait de plus en plus sur Roche, Alex Brisson est pourtant revenu prendre la barre de la firme de génie-conseil qui l’avait remercié quelques mois auparavant. Huit ans plus tard, Norda Stelo, comme elle s’appelle maintenant, a reçu le prix de la saine gouvernance au concours des Fidéides 2021, organisé par la Chambre de commerce et d’industrie de Québec. « Je crois que cette expérience peut servir à d’autres », dit son président.

Quel a été son premier sentiment quand Alex Brisson a appris que Roche, dont il était vice-président pour le secteur industriel, baignait dans le financement politique illégal ?

« Le premier sentiment, répond-il, ce sont mes enfants qui l’ont exprimé. »

Le 12 avril 2012, l’émission Enquête de Radio-Canada a présenté son reportage intitulé « Anguille sous Roche », qui a dévoilé au grand public les pratiques occultes auxquelles la firme de génie-conseil de Québec s’adonnait. Toute la famille d’Alex Brisson était rivée devant le téléviseur.

« Mes enfants m’ont regardé et ils m’ont dit : “Et tu n’étais pas au courant ?” »

« Je n’ai jamais rien vu ! », leur a-t-il répondu.

Mais il vibrait d’un sourd sentiment de culpabilité, raconte-t-il. « Comment j’ai pu ne pas voir ça ? Comment j’ai pu ne pas réagir ? »

Parce qu’il n’avait pas cherché à savoir.

Sans parler d’aveuglement volontaire, on roulait chacun de notre côté.

Alex Brisson, président de Norda Stelo

Il travaillait chez Roche depuis 1993. Rachetée par quelques employés en 2005, l’entreprise était depuis lors gérée en unités d’affaires autonomes, chacune responsable d’amener sa part d’eau au moulin.

L’une d’elles puisait en eaux troubles. « L’unité municipale a contaminé toute l’organisation », constate-t-il rétrospectivement.

Dans son témoignage devant la commission Charbonneau en 2014, le vice-président principal André Côté a révélé que, bon an, mal an, les sept vice-présidents versaient 10 000 $ chacun en dons illégaux.

Y compris Alex Brisson.

« Dans notre salaire, il y avait un montant qu’on nous demandait de remettre à André Côté. Mais je ne savais pas ce qu’on faisait avec l’argent et je ne posais pas de questions. On savait que c’était des campagnes politiques, mais sans plus. »

Remercié pour ses questions

Après les révélations de l’émission Enquête, Alex Brisson s’était tout de même mis à soulever des questions embarrassantes pour la direction. Trop de questions…

« J’ai été remercié en 2013. »

Quelques mois plus tard, après le départ de trois hauts dirigeants compromis, les actionnaires ont invité Alex Brisson à revenir prendre le gouvernail de l’entreprise, alors que la tempête soufflait.

Pourquoi remonter à bord d’un navire à la coque pourrie, dont l’équipage était en partie contaminé ?

« En ayant été remercié, je devenais une cible facile », explique-t-il.

En demeurant à l’écart, il aurait laissé l’impression que des fautes avaient justifié son congédiement.

« Et je croyais à l’organisation », ajoute-t-il, avant de préciser : « Je ne soupçonnais pas toute l’ampleur du dégât. »

Roche aux pieds d’argile

Alex Brisson est sportif. Quand on perd 6 à 0, dit-il, on travaille encore plus fort, ne serait-ce que pour l’honneur.

L’honneur était justement ce qu’il fallait retrouver.

« Dans un premier temps, on a levé tous les tapis. »

Les gestionnaires ont demandé à la firme RCGT de les accompagner avec un mandat aux termes simples : « Vous faites tout ce qui est nécessaire. »

Dès le départ, la nouvelle direction a rencontré les principaux clients et tous les employés pour leur exposer la situation sans ambages. « On a travaillé en toute transparence », assure Alex Brisson.

L’entreprise a réuni un nouveau conseil d’administration, auquel se sont joints des administrateurs et un président indépendants. Pour la première fois, un commissaire à l’éthique a été nommé.

Une vingtaine d’employés, dont plusieurs dirigeants, ont été congédiés… avec indemnités de départ.

« On se disait qu’il y avait déjà assez de poursuites, et on ne voulait pas en plus avoir des poursuites de la part des employés », justifie-t-il.

Éventuellement, la firme conclura des arrangements avec le Bureau de la concurrence Canada, Élections Québec et le Programme de remboursement volontaire du Québec.

Mais il fallait encore amputer le membre gangrené. « On s’est retirés du monde municipal », poursuit le président.

« Ce qui a eu un impact sur nos revenus. Mais c’était une décision réfléchie. »

Réfléchie, mais coûteuse…

« Il a fallu réduire notre force de travail, jusqu’à mettre en péril notre organisation. »

Brisson a mis 150 personnes à pied. Dans les six mois qui ont suivi, 150 autres ont quitté le navire.

« On était en mode survie », lance-t-il.

Résultat : l’entreprise manquait de personnel pour terminer les mandats en cours. Malgré tout : ils ont tous été achevés, assure-t-il.

Il s’en est suivi une perte de revenus de l’ordre de 60 %, qui a ébranlé la confiance des créanciers. « On gérait aux trois mois », se remémore le président.

« On a été quatre ans sur les comptes spéciaux » – ceux des entreprises aux pieds financiers d’argile.

Entre 2012 et 2015, la tempête s’était transformée en ouragan, jusqu’au grand déballage de la commission Charbonneau.

« Pendant six mois, on a fait les manchettes. »

Alex Brisson sera au nombre des dirigeants de Roche contre qui des accusations de fraude fiscale seront portées en 2016.

[Les accusations de fraude fiscale] ont été abandonnées parce que la preuve a montré que je n’ai jamais été impliqué dans le processus qui était en place.

Alex Brisson, président de Norda Stelo

Une période tendue, stressante, qu’il a franchie en faisant du jogging – « ça permet d’évacuer » – et en s’appuyant sur sa conjointe.

Puis est survenu ce qu’il appelle « le début de [la] rédemption ».

L’étoile Polaire

En 2015, Roche, porteuse d’une lourde réputation, est devenue Norda Stelo – étoile Polaire en espéranto. Comme une boussole éthique qui pointerait à nouveau vers le nord.

L’année suivante, la direction a réuni 50 employés en leur demandant de définir les valeurs de l’organisation, au nombre desquelles le respect, l’intégrité et la confiance ont figuré en bonne place.

De courtes réunions quotidiennes ont été instaurées à tous les niveaux de la hiérarchie.

Alex Brisson rencontre lui-même tous ses employés deux fois par année, « sans exception ».

« Mon père disait : “Les relations humaines, c’est ce qu’il y a de plus important.” »

Décroissance, recroissance

Rompue à la décroissance, l’entreprise doit réapprendre à gérer la croissance. « Il va falloir qu’on se développe de nouveaux muscles », lance Alex Brisson, dans une autre métaphore sportive.

À son zénith, Roche employait 1300 personnes et générait un chiffre d’affaires de 190 millions. Norda Stelo compte à présent 700 employés dans 17 bureaux au Canada et encaisse des revenus de 100 millions avec des projets dans plus de 50 pays.

Clients et jeunes talents « viennent […] à cause du projet Norda Stelo », constate le président.

« Aujourd’hui, on a une gouvernance similaire à celle d’une société publique. On a un comité de gouvernance et d’éthique, un comité d’audit et un comité de ressources humaines. »

Le prix de la saine gouvernance des Fidéides 2021 vient dire tout haut ce que le milieu avait déjà constaté, soutient-il.

« On a une organisation complètement réinventée et on voit l’avenir avec beaucoup de sérénité. »

Elle n’aura pas de troisième chance.