Évoquant sa maîtrise inadéquate du français alors qu’il vit au Québec depuis sept ans, le grand patron de SNC-Lavalin a décidé de reporter le discours qu’il devait prononcer lundi prochain devant le milieu des affaires. Ian Edwards, qui s’est remis à l’apprentissage de la langue de Molière, promet de revenir dans la « prochaine année » avec une allocution plus équilibrée.

Le principal intéressé a annoncé sa décision dans une lettre envoyée jeudi au Cercle canadien de Montréal que La Presse a pu consulter. Il se justifie en évoquant « les récents évènements entourant la place accordée à la langue française au sein des entreprises canadiennes et québécoises » – la tempête linguistique déclenchée par le président et chef de la direction d’Air Canada, Michael Rousseau.

« Je souhaite prendre le temps nécessaire pour mieux préparer ma présentation et m’assurer qu’elle contient plus de français, la langue officielle du Québec », écrit M. Edwards, confirmé dans son rôle de président et chef de la direction de la firme d’ingénierie le 31 octobre 2019.

Établi au Québec depuis 2014, celui-ci affirme avoir « suivi des cours de français », mais avec des « résultats mitigés ».

Dans le cadre de son allocution, M. Edwards souhaitait notamment présenter les efforts déployés par SNC-Lavalin – dont la réputation a été entachée par de multiples scandales de corruption dans la dernière décennie – en matière d’éthique et de conformité, ainsi qu’au chapitre du redressement de ses activités.

Après avoir vu le grand patron d’Air Canada faire face à un barrage de critiques à la suite d’un discours prononcé exclusivement en anglais devant la Chambre de commerce du Montréal métropolitain la semaine dernière, la firme québécoise a voulu prendre les devants.

Je comprends bien la réalité québécoise et l’importance pour nos employés, clients et partenaires d’offrir un milieu de travail respectueux pour tous. Au-delà de la langue, le respect de l’héritage culturel et la reconnaissance de son importance demeurent prioritaires pour nous.

Extrait de la lettre envoyée jeudi au Cercle canadien de Montréal

Les propos de M. Rousseau avaient choqué au point que le Commissariat aux langues officielles à Ottawa avait reçu plus de 2000 plaintes. Air Canada est assujettie à la Loi sur les langues officielles.

Seules quelques phrases en français avaient été ajoutées au discours de M. Rousseau. En mêlée de presse, il avait par la suite affirmé aux journalistes qu’il vivait dans la métropole depuis 14 ans sans avoir eu à apprendre le français, ce qui était « tout à l’honneur » de la ville.

Le président d’Air Canada s’était par la suite excusé et avait promis un effort pour apprendre le français.

La vice-première ministre du Canada, Chrystia Freeland, avait tout de même envoyé une lettre au président du transporteur aérien, Vagn Sørensen, pour exprimer la « déception » du gouvernement fédéral à l’endroit d’Air Canada en plus de remettre en question la gouvernance des administrateurs. Les premiers ministres du Canada et du Québec ne se sont pas gênés pour critiquer publiquement l’indélicatesse du patron unilingue.

L’ampleur des réactions soulevées par M. Rousseau n’est pas passée inaperçue hors de nos frontières. Le quotidien espagnol El País a publié un texte sur la polémique sur son site internet mercredi.

SNC-Lavalin fait bien, selon un spécialiste des relations publiques

« Si j’avais à les conseiller, par prudence, j’aurais suggéré d’annuler le discours », dit Bernard Motulsky, professeur spécialiste des relations publiques à l’Université du Québec à Montréal.

« La tempête avec Air Canada a largement dépassé tout ce qu’on avait vu. L’article d’El País, un quotidien ayant une énorme portée, est la preuve de l’ampleur du tsunami.

« Je peux comprendre qu’une semaine plus tard, SNC-Lavalin et le Cercle canadien se posent des questions, poursuit M. Motulsky. Quand on est pris avec une situation comme celle-là, on évalue les conséquences des deux hypothèses. Si vous annulez, vous faites les manchettes parce que vous n’y allez pas. Si vous y allez, vous risquez de faire les manchettes encore plus. Habituellement, il y a toujours un point de presse autour de ces conférences. Il y a des questions qui vont être posées. Ça peut être assez inconfortable dans la situation actuelle. SNC a traversé une grosse tourmente. Elle essaie de refaire sa marque. On peut comprendre qu’il y ait une certaine frilosité. »

Selon M. Motulsky, la controverse n’est pas éteinte pour autant dans le cas de SNC-Lavalin, ce fleuron québécois où les francophones se font rares tant à la haute direction qu’au conseil d’administration.

Appelé également à commenter la situation, le président de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain, Michel Leblanc, était indisponible jeudi en début de soirée.

Du côté de la Caisse de dépôt et placement du Québec, principal actionnaire de SNC-Lavalin, on assure n’avoir joué aucun rôle dans la décision d’annuler le discours du PDG. « C’est la décision de l’entreprise et nous n’avons pas l’intention de la commenter », a fait savoir Maxime Chagnon, porte-parole de l’institution.

Le gouvernement Legault s’est limité dans ses commentaires, disant « prendre acte de la décision » du président de SNC-Lavalin. « Comme le ministre l’a mentionné à plusieurs reprises, c’est une marque de respect de s’adresser à la communauté d’affaires du Québec dans sa langue officielle et commune, le français », a réagi le cabinet de Simon Jolin-Barrette.

PHOTO JACQUES BOISSINOT, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Simon Jolin-Barrette, ministre responsable de la Langue française

Selon Québec solidaire, « la réaction du PDG de SNC-Lavalin montre que quand on se tient debout face à l’élite économique pour faire respecter notre langue, ça marche ». « Mais lorsque la poussière sera retombée, il faudra que le monde des affaires et les C. A. fassent leur examen de conscience », a ajouté sa porte-parole en matière de langue française, Ruba Ghazal. « Comment se fait-il que des fleurons québécois comme SNC-Lavalin ne sont pas capables de nommer des hauts dirigeants qui savent parler notre langue ? Le gouvernement doit envoyer un message clair à l’élite économique et bonifier le projet de loi 96 pour qu’il contienne des mesures plus contraignantes pour les entreprises. » Ce projet de loi, déposé par le ministre Jolin-Barrette, vise à réformer la loi 101.

De son côté, le Parti québécois estime que le grand patron de SNC-Lavalin a pris « la seule décision possible […] dans les circonstances ». Il s’en dit satisfait. « Il faudrait cependant aller plus loin que l’indignation et prendre les moyens pour que ce genre de situation ne se reproduise plus. Cela passe par un réel renforcement de la loi 101 et par notre indépendance », a soutenu le député Pascal Bérubé, qui a déposé jeudi à l’Assemblée nationale son propre projet de loi pour resserrer la Charte de la langue française.