Le 5 juillet prochain, 27 ans jour pour jour après l’enregistrement officiel aux États-Unis de l’entreprise qui allait faire de lui l’homme le plus riche du monde, avec une fortune évaluée à 200 milliards de dollars américains, Jeff Bezos quittera son poste de PDG d’Amazon. Le petit surdoué passionné d’informatique puis grand patron d’une entreprise appelée à devenir le géant du commerce électronique, reconnaissable à son célèbre rire, s’est rarement confié en public. Portrait.

Le « style Amazon »

Nombre d’employés d’Amazon en ont témoigné, il peut être extrêmement difficile de travailler pour Jeff Bezos. « Il est capable en privé d’explosions de colère dignes de celles du fondateur d’Apple, Steve Jobs. Bezos fourmille sans cesse d’idées nouvelles et il réagit durement face à ceux qui ne satisfont pas à ses standards », écrit le journaliste Brad Stone, auteur d’une biographie de Bezos, Amazon – La boutique à tout vendre, qui fait autorité en la matière.

Une anecdote est particulièrement révélatrice : on n’utilise jamais de diaporamas ou de présentations PowerPoint lors des réunions chez Amazon. Les cadres doivent rédiger des mémos de six pages pour expliquer leur idée. Pourquoi ? Parce qu’on ne peut tricher dans ce type de présentation, expliquait en substance Jeff Bezos dans une lettre aux actionnaires en 2018 qu’Amazon a fait parvenir à La Presse. « Les longs mémos sont écrits et réécrits, partagés avec des collègues pour les améliorer, mis de côté quelques jours et réécrits à tête reposée. […] La rédaction d’un long mémo devrait prendre une semaine ou plus. »

Brad Stone rapporte un autre moment révélateur : après avoir obtenu l’accord de Jeff Bezos pour la rédaction de sa biographie, ce dernier lui a demandé : « Comment prévoyez-vous gérer vos erreurs de narration ? » « J’ai alors ressenti cette fameuse panique que chaque employé d’Amazon a pu éprouver face à une question imprévue de ce patron supérieurement intelligent », écrit sans fausse honte Brad Stone.

Comme bien des entrepreneurs marquants, Jeff Bezos est « un peu mégalomane », note Jean-François Ouellet, professeur agrégé au département d’entrepreneuriat et innovation de HEC Montréal. « Les Jeff Bezos de ce monde prennent le taureau par les cornes, sont persévérants à un point jugé par les autres comme de l’acharnement. »

Enfance et génie

Un bref détour par l’enfance de Jeff Bezos permet de mieux comprendre l’homme. « Chez Jeff Bezos, la faille n’est pas très difficile à trouver, il n’en fait d’ailleurs pas mystère lui-même : […] [il] verra son père biologique pour la dernière fois à l’âge de 3 ans », écrit l’auteur Vincent Mayet dans Amazon – Main basse sur le futur, un essai critique.

Jeffrey Preston Jorgensen est né le 12 janvier 1964 à Albuquerque, dans l’État du Nouveau-Mexique, de deux parents étudiants âgés d’à peine 16 et 18 ans, Jacklyn Gise et Ted Jorgensen. Bohème et artiste de cirque, Jorgensen quitte le nid familial trois ans après la naissance du petit Jeff, tandis que sa mère se remarie la même année avec un immigré cubain arrivé à Miami en 1962, Miguel Bezos.

En 1974, une publicitaire, Julie Ray, s’intéresse à un programme de l’école publique destinée aux enfants surdoués, dont elle tirera un livre, et s’attarde particulièrement au petit « Tim », « un élève doté de capacités intellectuelles exceptionnelles, amical, mais grave ». Pour mieux appliquer ses cours de statistiques, il avait conçu un sondage pour évaluer les professeurs et calculer leur performance. L’auteur Brad Stone retrouvera Julie Ray vers 2007 et obtiendra la confirmation que « Tim » était en fait Jeff Bezos.

De la finance à l’amour

À partir de 1986, frais émoulu de l’Université de Princeton avec un diplôme en sciences informatiques, Jeff Bezos se consacre à la finance, entre autres au sein d’une firme innovante, Desco, fondée par David Shaw, qui voulait notamment appliquer la puissance des ordinateurs aux transactions boursières.

J’ai trouvé une âme sœur en la personne de David Shaw. C’est l’une des rares personnes que je connaisse dont l’hémisphère gauche du cerveau – le rationnel – est aussi développé que l’hémisphère droit – l’émotif.

Jeff Bezos

Fait cocasse, Bezos allait appliquer ses méthodes analytiques pour… trouver la femme idéale. C’est au sein de cette firme qu’il rencontrera et épousera MacKenzie Tuttle, alors assistante administrative, avec qui il aura quatre enfants et dont il divorcera en 2019.

« Comment pouvais-je ne pas tomber amoureuse de ce rire ? », confiera-t-elle au magazine Vogue en 2012. Ce rire tonitruant et exubérant, intimidant pour certains et contagieux pour d’autres, est une des marques les plus distinctives de Bezos. « Bien des choses ont été écrites à propos du célèbre rire de Bezos, relève Brad Stone dans sa biographie. C’est une expression surprenante qu’il émet en rentrant sa tête dans son cou et en fermant les yeux pour mieux lâcher un grondement guttural digne d’un croisement entre un éléphant de mer et un appareil électrique […] De nombreux collègues suggèrent que, à un certain niveau, ce serait intentionnel – Bezos brandirait son rire comme une arme. »

À l’assaut des géants

Comme le veut la mythologie de la Silicon Valley, c’est dans un garage que Jeff Bezos a commencé l’aventure de ce qu’il présentait alors comme « la plus grande librairie du monde », convaincu depuis plusieurs années de la puissance du web alors émergent.

D’abord appelé Cadabra, le projet qui finira par devenir Amazon était particulièrement audacieux, en rétrospective : le premier site était horrible, chaque commande était emballée à la main et des géants comme Barnes & Noble envahissaient déjà le marché du web. En imposant un rythme d’enfer à ses recrues qu’il sélectionnait avec un soin maniaque, avec quelques innovations comme les recommandations d’experts et la commande en un clic, en montrant un talent miraculeux pour l’obtention de financement, en faisant de la satisfaction du client une obsession, Jeff Bezos s’est retrouvé avec une entreprise valorisée à plus de 300 millions US en 1997, au moment de son introduction au NASDAQ.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Jean-François Ouellet, professeur agrégé au département d’entrepreneuriat et innovation de HEC Montréal, en 2015

À la fin des années 1990, avant l’éclatement de la bulle internet, tout le monde disait : “Un vendeur de livres sur le web, c’est quoi ça ?” Il s’est acharné et, surtout, a un peu inventé le précepte qu’une entreprise, pour avoir du succès, ne doit pas penser en termes technocentriques, mais “clientocentriques”.

Jean-François Ouellet, professeur agrégé au département d’entrepreneuriat et innovation de HEC Montréal

Il faudra attendre 2001 pour que l’entreprise de 250 employés dégage ses premiers profits, très modestes, de 0,01 $ par action. Après les livres et les CD, Amazon se diversifie rapidement, notamment en offrant un espace aux vendeurs tiers, pour ajouter des appareils électroniques, des jouets, puis des vêtements et des appareils électroménagers.

En 2003, déjà, l’entreprise met le pied dans le monde prometteur de l’infonuagique avec Amazon Web Services (AWS), tandis que Bezos avait déjà annoncé d’autres ambitions dès 2000 avec la création de la société Blue Origin, destinée au tourisme spatial. Aujourd’hui, avec un catalogue de 350 millions de produits si on inclut les vendeurs tiers, il serait plus rapide de faire la liste de ce qui ne se trouve pas sur Amazon.

L’avenir

Avec 386 milliards US de ventes en 2020, un personnel de 1,3 million d’employés qui en fait le troisième employeur de la planète, Jeff Bezos laisse manifestement une entreprise en pleine santé à son successeur, Andy Jassy, précédemment PDG d’AWS. Les projets sont nombreux, à commencer par le service de l’internet par satellite Kuiper et une entreprise médicale de téléconsultation, Care. Le fondateur restera tout de même président du conseil d’administration et se consacrera davantage à sa fondation Earth Fund, lancée en février 2020 et qui veut distribuer 10 milliards US pour lutter contre la pollution et le réchauffement climatique.

PHOTO AUSTON JAMES, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Andy Jassy, qui succédera à Jeff Bezos le 5 juillet prochain, en 2014

« Il s’agit dans tous les cas d’investissements gigantesques et ils sont tous risqués, a déclaré Bezos aux médias le 26 mai dernier. La seule façon d’obtenir des rendements supérieurs à la moyenne, c’est de prendre des risques et beaucoup ne rapporteront pas. »

Jean-François Ouellet voit mal quel concurrent pourrait déloger Amazon à court ou moyen terme. « Ils ont tous les ingrédients pour être capables de capturer tout le potentiel de l’intelligence artificielle, analyse le professeur à HEC. Ils connaissent de manière très intime leurs clients pour leur proposer, avant même qu’ils ne s’en rendent compte, ce dont ils ont besoin. Qui pourrait les prendre d’assaut ? Ils courent plus vite que tout le monde. »