La valse des millions dans la valeur de rémunération des dirigeants d’entreprises d’origine québécoise et cotées en Bourse s’est poursuivie de plus belle jusqu’à la toute fin de la décennie, constate-t-on dans la recension annuelle effectuée par La Presse.

Cette valse s’est même répandue parmi des entreprises encore très jeunes en Bourse, dont les dirigeants et souvent cofondateurs se sont vite alignés sur la voie tracée par leurs aînés.

« Déjà très complexes, les politiques de rémunération des dirigeants sont aussi devenues beaucoup plus standardisées entre les entreprises au cours des dernières années. Et cette standardisation a fait que la valeur de la rémunération des dirigeants découle de plus en plus de facteurs liés à la taille de l’entreprise et à sa valeur en Bourse, plutôt que des facteurs liés surtout au rendement et la bonne gestion des affaires de chaque entreprise », constate François Dauphin, nouveau PDG et ex-directeur de recherche à l’Institut de gouvernance des organisations publiques et privées (IGOPP).

Mais après des années fastes pour la rémunération des dirigeants, l’ampleur des chocs boursier, économique et financier engendrés par la crise pandémique pourrait-elle remettre en question la trajectoire suivie par les conseils d’administration des entreprises ?

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« En effet, l’année 2020 s’annonce difficile pour les conseils dans leur gestion des politiques de rémunération des hauts dirigeants, au risque même de révéler au grand jour les forces et les faiblesses de gouvernance de direction dans ces entreprises », estime Michel Magnan, professeur et titulaire de la Chaire de gouvernance d’entreprise Stephen A. Jarislowsky à l’École de gestion John-Molson à l’Université Concordia.

Entre autres, que feront les conseils d’administration avec ces politiques de rémunération des hauts dirigeants qui reposent surtout sur des octrois de titres de capital comme des actions et des options d’achat d’actions à prix déterminés, et dont la valeur à court et à moyen terme a été lourdement affectée depuis la chute boursière de mars ?

Michel Magnan, de l’École de gestion John-Molson

Aussi, ajoute Michel Magnan, « comment répondront les conseils d’administration aux éventuelles pressions des hauts dirigeants pour le maintien de la valeur de leur rémunération en dépit de la soudaine et forte dégradation des résultats et de la valeur boursière de l’entreprise ? D’autant que cette dégradation est la conséquence de restrictions imposées de l’extérieur de l’entreprise, plutôt que d’une défaillance de son plan d’affaires à l’interne. »

Pour obtenir des réponses concrètes à ces questions, les analystes en gouvernance d’entreprise comme Michel Magnan et François Dauphin, de l’IGOPP, devront sans doute patienter jusqu’au printemps 2021, lors de la prochaine édition des circulaires de direction annuelles des entreprises. Il s’agit de l’un des principaux documents préparatoires à chaque assemblée annuelle d’actionnaires parmi les entreprises à capital ouvert en Bourse.

N’empêche, des consignes circulent déjà entre les conseils d’administration et les firmes-conseils spécialisées qui les assistent dans la gestion de leurs politiques de rémunération des hauts dirigeants.

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Chez la firme torontoise Hugessen Consulting, par exemple, dans un récent avis spécial sur « la rémunération des dirigeants en temps de crise » remis à ses clients-administrateurs, on les met d’abord en garde contre des « changements hâtifs » avant que se précisent les impacts économiques et boursiers de la pandémie.

Mais ensuite, on les avertit que « certains des secteurs les plus durement touchés par des licenciements importants ou l’intervention du gouvernement peuvent envisager des actions importantes aux plus hauts échelons de leur direction, ce qui pourrait inclure des réductions temporaires de la rémunération des dirigeants et des membres du conseil d’administration ».

Changements attendus ?

Selon François Dauphin, PDG de l’IGOPP, les conséquences des chocs économique et boursier provoqués par la pandémie pourraient inciter les conseils d’administration des entreprises à « rehausser les éléments de la rémunération des hauts dirigeants qui sont basés sur les objectifs et les résultats de gestion et d’opération propres à l’entreprise, et réduire ainsi l’influence des éléments externes comme les mouvements haussiers et baissiers en Bourse. »

En parallèle, François Dauphin s’attend à ce que les conseils d’administration soient incités à porter davantage attention aux écarts de rémunération entre les hauts dirigeants et l’ensemble des employés de l’entreprise qu’ils dirigent.

« Même s’il n’y a pas encore de normes au Canada concernant la mesure de ces écarts, et que le modèle développé par la SEC [Commission des valeurs mobilières] aux États-Unis s’avère très difficile d’application, on peut s’attendre à plus de considération envers ces écarts de rémunération parmi les hautes directions d’entreprises plus soucieuses de leur réputation, surtout celles dont les employés subissent des baisses de salaire et des mises à pied durant cette récession de pandémie. »

Cette attente du PDG de l’IGOPP à propos des écarts de rémunération entre les hauts dirigeants et les employés des entreprises est partagée par Kevin Thomas, chef de la direction de l’organisation canadienne SHARE (Shareholders Association for Research & Education).

Je m’attends à ce que cette crise soit l’occasion pour les conseils d’administration d’être enfin plus vigilants pour mieux aligner la rémunération des hauts dirigeants par rapport à la rémunération des employés de leur entreprise. Ne serait-ce que pour s’éviter le risque de subir l’opprobre de l’opinion publique et des autorités gouvernementales, qui sont déjà fortement interpellées par les effets de la brutale récession de pandémie.

Kevin Thomas, chef de la direction de SHARE

Quant à l’évolution des politiques de rémunération de hauts dirigeants, le chef de la direction de SHARE espère aussi un recentrage sur les éléments liés à la performance d’affaires directe de l’entreprise en situation de crise et de relance, comme le salaire et les bonis.

En contrepartie, espère aussi Kevin Thomas, ce recentrage pourrait mener à un délaissement des « éléments très compliqués » de ces politiques de rémunération de hauts dirigeants, et dont la valeur dépend surtout de l’évolution de la valeur boursière de l’entreprise.

Des hautes directions proactives

En complément de ses services-conseils en rémunération aux conseils d’administration, la firme torontoise Hugessen Consulting tient à jour une liste des entreprises canadiennes qui ont annoncé des baisses temporaires de salaires de base parmi leurs hauts dirigeants depuis le début de la récession liée à la pandémie.

Parmi ces entreprises dont le siège social est au Québec, on retrouve :

> Air Canada
- 100 % au salaire du président - 20 % à - 50 % parmi les cadres supérieurs et les hauts dirigeants durant le deuxième trimestre

> Bombardier
- 100 % aux salaires du président et des hauts dirigeants, durée indéterminée

> BRP
- 100 % au salaire du président, durée indéterminée

> CAE
- 50 % au salaire du président - 20 % à - 50 % parmi les cadres supérieurs et les hauts dirigeants

> CGI
- 100 % aux salaires des présidents et des VP exécutifs, durée indéterminée

> Gildan Activewear
- 50 % au salaire du président, - 20 % à - 50 % parmi les cadres supérieurs et les dirigeants, durée indéterminée

> SNC-Lavalin
- 20 % aux salaires du président et des VP exécutifs durant trois mois

 > MTY et Transat A. T.
Réduction des salaires des hauts dirigeants, ampleur et durée non précisées

INFOGRAPHIE LA PRESSE

Des hausses et des baisses…

Comment évolue la rémunération des hauts dirigeants des principales entreprises de Québec inc. en Bourse depuis un an ? Les faits saillants de la compilation annuelle effectuée par La Presse.

Les plus fortes hausses chez les présidents

Une vingtaine de présidents de Québec inc. en Bourse ont bénéficié d’une hausse de 20 % et plus de la rémunération totale (salaire, bonis et avantages) qui leur a été accordée au terme du plus récent exercice complet de l’entreprise qu’ils président. Neuf d’entre eux l’ont plus que doublé, et quatre d’entre eux l’ont plus que triplé, notamment parmi les chefs d’entreprises encore très jeunes en Bourse.

Sébastien St-Louis, Hexo, président et chef de la direction
Hausse de 481 %, à 8,85 millions

Jonathan Ferrari, Marché Goodfood, président du conseil et chef de la direction
Hausse de 380 %, à 1,3 million

Philippe Jetté, Cogeco, président et chef de la direction
Hausse de 253 %, à 3,37 millions

Brent Windom, Uni-Sélect, président et chef de la direction
Hausse de 234 %, à 4,48 millions

Éric Lefebvre, MTY, chef de la direction
Hausse de 180 %, à 1 million

Les plus fortes baisses chez les présidents

À l’opposé, les baisses de rémunération totale sont moins nombreuses et de moindre ampleur parmi les présidents de Québec inc. en Bourse. Elles découlent souvent d’une riche rémunération antérieure ou d’un changement de fonction, plutôt que d’un ajustement aux résultats moindres de l’entreprise.

James Hamilton, Neptune Solutions Bien-Être, président et chef de la direction
Baisse de 84 %, à 619 436 $

Brian McManus, Stella-Jones, président et chef de la direction (sortant)
Baisse de 80 %, à 1,88 million

Louis Audet, Cogeco, président exécutif du conseil
Baisse de 56 %, à 2,24 millions

John Holliday, Sucre Rogers-Lantic, président et chef de la direction
Baisse de 49 %, à 720 000 $

Jean-Marc Eustache, Transat A. T., président du conseil et PDG
Baisse de 47 %, à 1,39 million

Les plus fortes hausses au sein des directions

20 %

Hausse moyenne de rémunération totale pour l’exercice 2019 parmi les hauts dirigeants des entreprises de Québec inc. qui sont valorisées à plus de 100 millions en Bourse. Néanmoins, quelques entreprises encore jeunes en Bourse se démarquent avec des hausses de rémunération de leurs hauts dirigeants qui sont très au-dessus de cette moyenne.

Hexo
Hausse de 330 %, à 15,1 millions parmi sept dirigeants

Liminal BioSciences (ex-Prometic)
Hausse de 196 %, à 24,5 millions parmi quatre dirigeants

MTY
Hausse de 185 %, à 4,4 millions parmi cinq dirigeants

Marché Goodfood (alimentation)
Hausse de 164 %, à 3,66 millions parmi quatre dirigeants

AIMIA
Hausse de 118 %, à 12,3 millions parmi six dirigeants

Les plus fortes baisses au sein des directions

D’une année à l’autre, les baisses de rémunération totale font exception parmi les hautes directions de Québec inc. en Bourse. N’empêche, quelques baisses se démarquent pour l’exercice 2019. Et elles découlent surtout d’une rémunération de l’année précédente gonflée par des primes spéciales à certains hauts dirigeants.

Fiera Capital
Baisse de 51 %, à 12,4 millions parmi cinq dirigeants

Sucre Rogers-Lantic
Baisse de 44 %, à 2,2 millions parmi cinq dirigeants

Résolu
Baisse de 40 %, à 10,86 millions parmi cinq dirigeants

Canadien National
Baisse de 37 %, à 21,7 millions parmi cinq dirigeants

Dorel Industries
Baisse de 28 %, à 7,6 millions parmi cinq dirigeants