WeWork est officiellement passée, la semaine dernière, aux mains de son principal investisseur, SoftBank… qui s’est assuré que son cofondateur Adam Neumann n’y remette jamais les pieds. Pourtant, il y a deux mois à peine, on parlait de l’entrée en Bourse imminente d’une licorne à la valeur de 47 milliards US. Retour sur la montée et les déboires de l’entreprise qui a révolutionné le cotravail.

2008 : au commencement, 3000 pieds carrés 

Adam Neumann s’est établi à New York chez sa sœur après avoir fait son service militaire en Israël. En 2008, il rencontre l’architecte Miguel McKelvey. En pleine crise financière, ils fondent une entreprise de location d’espaces de travail avec mobilier recyclé Green Desk, après avoir convaincu le propriétaire d’un édifice de Brooklyn de leur louer des locaux vacants. Les affaires vont bon train, et l’entreprise est revendue en 2010 au propriétaire pour 3 millions US. 

PHOTO MARK LENNIHAN, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Adam Neumann, fondateur de WeWork

Pour 300 000 $ US, le duo loue un espace dans le quartier new-yorkais SoHo et peaufine son nouveau modèle d’affaires. Ainsi naît WeWork… dans un espace de 3000 pieds carrés. 

L’entreprise attire rapidement 350 membres qui paient de 100 $ US à 1400 $ US par mois pour la location d’espaces aménagés à aire ouverte de bureaux et de salles de conférence. Si bien que « WeWork obtient vite 100 000 $ par mois grâce à deux espaces dans New York », écrit le site Vator en 2016. Les créateurs courtisent tant les pigistes que les entreprises en démarrage et les PME. 

En 2011, WeWork ouvre déjà un troisième bureau à New York et attire 1 million US en capital grâce à une ronde de financement qui lui permet d’ouvrir une quatrième adresse, à San Francisco cette fois. Alors qu’ils terminent une deuxième ronde de financement de 6,85 millions US, les fondateurs émettent le désir d’ouvrir un deuxième espace à San Francisco et un premier en Israël, où a grandi Adam Neumann.

2012 : comme eBay ? 

Épaulé par sa femme Rebekah Paltrow, Adam Neumann (33 ans) a de grands rêves pour WeWork. Celui qui a vécu dans un kibboutz souhaite « élever la conscience mondiale » et révolutionner la façon de se côtoyer en affaires dans des espaces flexibles où l’on prône la durabilité environnementale. 

En 2012, alors que WeWork compte 40 employés et 2000 membres, un premier espace de travail partagé voit le jour à Los Angeles. L’entreprise décide alors de fournir différents types de services, comme la comptabilité.

Les fondateurs mettent maintenant le pied sur l’accélérateur. Ils souhaitent gérer 60 espaces et attirer 46 000 membres d’ici à 2014. Cette année-là se terminera d’ailleurs avec l’ouverture d’un espace à Londres, leur premier à l’international. 

Ce modèle d’affaires et les visées d’expansion de Neumann intéressent notamment des JP Morgan et Benchmark Capital (qui a appuyé financièrement Uber, Twitter et eBay), prêts à mettre à la disposition de l’entreprise des milliards de dollars. 

« En visitant les bureaux à New York, j’ai eu le même sentiment qu’avec eBay en 1997, racontait Bruce Dunlevie, associé de Benchmark, à Forbes en 2014. Je ne pouvais mettre le doigt dessus, mais je sentais que quelque chose se passait. »

2015 : les folles idées de croissance 

WeWork attire de plus en plus d’investissements et multiplie les contrats avec des propriétaires d’édifices. Mais déjà en 2015, des investisseurs et les fondateurs admettent que le plus gros risque de WeWork est d’étendre trop ses tentacules, rapporte Forbes. On craint des problèmes financiers à cause des baux de 15 ans auxquels s’est attachée l’entreprise et l’exode des locataires en cas de récession. 

Grossir à n’importe quel coût devrait être la cloche qui annonce le début d’un cancer.

Le professeur de marketing Scott Galloway, de la NYU Stern School of Business, lors d’un entretien à La Presse la semaine dernière 

Vincent Chiara, de Groupe Mach, à Montréal, ville où WeWork est présente depuis 2016, émet aussi des réserves quant au modèle d’affaires de l’entreprise à long terme. 

« Je suis sceptique, a avoué récemment à La Presse le président du groupe immobilier. Initialement, leur plateforme servait à louer des espaces à de petits locataires. C’était un plan intéressant, car s’ils en perdent quelques-uns, ça n’affecte pas leur chiffre d’affaires. Mais quand ils sont entrés dans le “swing space” pour, par exemple, louer 100 000 pieds carrés à une grande entreprise pour deux ans, c’est devenu un jeu dangereux. Lorsque le marché est en feu, ça fonctionne. Mais lorsqu’il tombe et qu’ils sont pris avec plusieurs espaces de 100 000 pieds carrés qui se libèrent sans pouvoir les relouer, les choses peuvent se compliquer. »

2017 : les milliards de SoftBank 

Séduite par le modèle d’affaires de WeWork et désireuse d’attirer des investisseurs dans son fonds Vision, SoftBank arrive publiquement dans le décor. La société d’investissements japonaise insuffle 4,4 milliards US dans WeWork. Cette injection de capital vaut à Masayoshi Son, président de SoftBank (qui a aussi investi dans Uber), d’être qualifié de « leader d’affaires visionnaire » par Adam Neumann. 

L’entreprise va injecter plusieurs fois de l’argent à coups de milliards jusqu’en 2019. WeWork, qui compte alors 2000 employés, ouvre désormais de 10 à 15 espaces par mois. Cette année-là, elle en compte 90 dans 64 villes et 175 000 membres. 

Mais l’entreprise est loin d’être profitable. Elle déclare des revenus de 886 millions US, mais des pertes de 933 millions US. En 2018, les revenus doublent à 1,82 milliard US… tout comme les pertes, qui se chiffrent alors à 1,9 milliard US. 

Scott Galloway ne mâche pas ses mots quand il analyse le modèle d’affaires de WeWork, un véritable « pacte de suicide » : trop de locaux loués par WeWork dans des édifices par rapport aux revenus générés par la relocation d’espaces. 

« WeWork perd 2 $ chaque fois qu’elle fait 1 $ en location, dit-il. Amazon a connu une croissance incroyable, mais sa vision était forte. Dans ses premières années, elle faisait rapidement des marges de 17 % sur chaque produit vendu. »

2019 : la chute 

L’année 2019 doit être celle de la consécration pour WeWork, qui souhaite entrer en Bourse. 

À Montréal, la Caisse de dépôt et placement du Québec voit en WeWork un partenaire prometteur. Son bras immobilier Ivanhoé Cambridge investit 1 milliard US dans une coentreprise avec The We Company, la maison mère de WeWork.

En route vers son premier appel public à l’épargne, WeWork fait valoir qu’elle vaut 47 milliards US. 

Mais on doute de plus en plus de la compétence d’Adam Neumann pour la gérer : renvoi d’employés qui transmettent « une mauvaise énergie » à l’entreprise, vie dans l’opulence, consommation de drogue, exigences pour des locataires et investisseurs qu’ils ne consomment pas de viande, location d’espaces chez des entreprises qui lui appartiennent… Des firmes comme Goldman Sachs l’évaluent alors plutôt à 20 milliards US. 

Puis, à l’automne, devant le faible intérêt des investisseurs, l’entreprise reporte son entrée en Bourse, à la demande de SoftBank. D’un mois d’abord, puis indéfiniment… WeWork a entre-temps essayé de vendre de petites entreprises technos acquises au fil du temps. 

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Un espace WeWork, à Montréal

Neumann finit par se faire montrer la porte, toujours sous la recommandation de SoftBank. Sa femme subit le même sort. 

Récemment, Pierre Balloffet, professeur en entrepreneuriat et innovation à HEC Montréal, remettait en cause la gouvernance de WeWork. « Le modèle d’affaires est très intéressant, a-t-il dit à La Presse. C’est la gestion qui est en cause. Certains éléments de gouvernance faisaient défaut. On a donné beaucoup de crédit très facilement à des licornes. Or, les marchés deviennent plus scrupuleux et attentifs par rapport à ces règles de gouvernance. » 

Les problèmes de WeWork deviennent si aigus qu’un sauvetage est nécessaire. SoftBank annonce, le 22 octobre, l’injection de 5 milliards US supplémentaires (dont environ 1,7 milliard US en parachute à Adam Neumann), à condition que le fondateur quitte la présidence du conseil de The We Company, qu’on ferme des lieux de location qu’on ne prévoit pas devenir rentables avant trois ans, qu’on mette la clé dans des divisions comme WeLive (appartements) et WeGrow (écoles) et qu’on fasse des mises à pied massives. 

Jusqu’ici, SoftBank, qui détient désormais 80 % de l’entreprise, a perdu 10 milliards US dans l’aventure. Et la valeur de WeWork, présente dans 111 villes dans le monde et qui est le plus grand locataire privé de New York, serait maintenant de 8 milliards US. C’est six fois moins que le chiffre qui circulait il y a quelques mois à peine. 

Et combien d’employés et autres petits investisseurs ont perdu de l’argent ? 

« Grâce à l’immense indemnité de départ à laquelle il a eu droit, Adam Neumann risque d’intégrer la liste Forbes 400 des milliardaires… après avoir perdu l’argent des autres », illustre Scott Galloway. 

2020 : et l’avenir ? 

Après avoir généré un si grand intérêt auprès de la communauté des affaires et des investisseurs, WeWork déclarera-t-elle faillite ? 

« Pas d’ici 12 mois, car elle a trouvé assez de capital pour survivre jusqu’en 2020, explique Scott Galloway. Mais ce sera le cas si l’entreprise ne réussit pas à réduire rapidement des coûts. Car elle perd présentement 60 millions par semaine, ses baux sont difficiles à résilier et elle dépense beaucoup en salaires.