Alors que Montréal et Québec viennent d'injecter 28 millions de fonds publics pour l'amphithéâtre du parc Jean-Drapeau, le Groupe CH bénéficie d'un contrat avantageux sur le plan financier pour y présenter ses festivals : il paie actuellement beaucoup moins cher que des festivals américains organisés par des entreprises à but lucratif qui louent aussi des parcs publics à San Francisco, Chicago et Austin, a appris La Presse.

À San Francisco, Chicago et Austin, les baux des festivals avec des parcs publics sont publics et les villes ont fourni à La Presse les loyers payés en 2017 : 3,4 millions US (4,4 millions CAN) pour le festival Outside Lands à San Francisco, 6,6 millions US (8,6 millions CAN) pour le festival Lollapalooza à Chicago, et 6,5 millions US (8,5 millions CAN) pour le festival Austin City Limits à Austin, au Texas.

À Montréal, invoquant la confidentialité du contrat, la Société du parc Jean-Drapeau (SPJD) et le Groupe CH n'ont pas voulu préciser la somme versée par le Groupe CH pour louer le parc Jean-Drapeau pour ses trois festivals Osheaga, ÎleSoniq et Heavy Montréal.

La Presse a toutefois appris la structure du contrat avec evenko, filiale du Groupe CH : des frais annuels de 100 000 $, des redevances sur les billets variant entre 50 000 $ et 200 000 $ par festival (à raison de 3 $ par billet) ainsi qu'une redevance de 9 % sur la vente de bière. Cette structure donne un loyer très inférieur à ceux des festivals à Austin, San Francisco et Chicago qui louent aussi des parcs publics.

Le festival d'Austin paie un loyer équivalant à 15 $US par spectateur, et les festivals de San Francisco et de Chicago, un loyer de 16 $US par spectateur.

En excluant l'effet du taux de change, pour que le Groupe CH paie un loyer équivalent pour le festival Osheaga, il faudrait que chaque spectateur consomme... 15 bières par jour.

Le nombre de bières consommées est une information connue uniquement d'evenko et de la SPJD.

En faisant l'hypothèse que chaque festivalier consomme plutôt trois bières par jour, l'entreprise paierait un loyer équivalant à environ 5 $CAN par spectateur. Suivant cette hypothèse, le loyer serait trois fois moins élevé qu'à San Francisco, Chicago ou Austin.

Comment expliquer un tel écart de loyer avec les festivals américains ? À l'inverse des contrats à Chicago et à San Francisco, le contrat de bail du Groupe CH ne comporte pas de redevances à pourcentage sur les ventes de billets, a appris La Presse. Autre détail ayant des conséquences majeures sur le loyer : le contrat du Groupe CH prévoit un plafond de redevances sur les billets de 200 000 $ par festival, alors que les autres festivals n'ont pas de plafond. Le loyer minimal prévu (sans la redevance de bière) est de 250 000 $ à Montréal (pour trois festivals), comparativement à 1,4 million US à San Francisco et à 1,5 million US à Chicago.

UN BAIL « À LA BONNE VALEUR », DIT LE GROUPE CH

Le Groupe CH rejette les comparaisons avec les festivals américains, préférant se comparer avec des festivals de musique au Canada. Le Groupe CH estime payer le loyer « le plus cher » au Canada pour un festival de musique.

« Nous pensons que nous sommes l'événement qui paie le plus cher [en loyer] au Canada. Le contrat a été bien négocié, de façon correcte, avec la Société du parc Jean-Drapeau. Notre bail est à la bonne valeur », dit en entrevue avec La Presse Jacques Aubé, vice-président exécutif et chef de l'exploitation d'evenko.

M. Aubé se dit aussi « fier » des retombées économiques de 19 millions par an générées par le festival Osheaga. « Ce sont beaucoup d'emplois. Nous faisons le bien pour notre ville », dit M. Aubé.

La SPJD estime avoir une « entente juste et satisfaisante » avec le Groupe CH. La société paramunicipale financée à 49 % par la Ville de Montéral (l'autre part de 51 % est financée par ses revenus autonomes) dit avoir utilisé des comparatifs au Québec et au Canada - mais pas aux États-Unis - pour établir son entente avec le Groupe CH. « Nous considérons qu'il est important de se comparer à des marchés similaires et que les marchés que vous mentionnez [aux États-Unis] ne font pas partie des mêmes juridictions, les rendant ainsi non comparables », a indiqué la SPJD par courriel. Le directeur général de la Société, Ronald Cyr, a décliné notre demande d'entrevue, invoquant la confidentialité du contrat.

Le cabinet de la mairesse de Montréal Valérie Plante n'a pas commenté le contrat du Groupe CH, nous adressant pour nos questions à la SPJD.

L'AVIS DE DEUX EXPERTS

Le Groupe CH paie-t-il un juste prix pour louer le parc Jean-Drapeau pour ses festivals ? La Presse a posé la question à deux experts de HEC Montréal.

« C'est sûr que si on compare aux États-Unis, non. Il devrait y avoir des redevances [sur les billets] en pourcentage », dit François Colbert, professeur à HEC Montréal et titulaire de la Chaire de gestion des arts Carmelle et Rémi-Marcoux. 

« C'est un contrat qui n'a pas de bon sens, surtout quand on met ensemble les subventions [du gouvernement du Québec] reçues par evenko pour ses festivals [0,6 million en 2016, 1,7 million en 2017]. »

- François Colbert

À San Francisco et à Chicago, le système de redevances à pourcentage a permis aux deux villes de doubler leurs revenus tirés de leurs festivals depuis cinq ans.

Selon nos informations, au début des négociations pour le nouveau contrat en vigueur de 2016 à 2020, la SPJD a indiqué au Groupe CH qu'elle souhaitait revoir le modèle de redevances afin d'instaurer une tarification en pourcentage des revenus de billets, comme le font d'autres villes. Or, la SPJD a finalement retiré cette demande et a reconduit l'entente avec le Groupe CH sous la même structure : des droits annuels fixes, des redevances à tarif fixe sur les billets et une redevance sur la bière.

Le professeur Renaud Legoux, membre associé de la Chaire de gestion des arts Carmelle et Rémi-Marcoux à HEC Montréal, estime aussi qu'il y a « clairement une différence » entre les loyers exigés aux festivals aux États-Unis et au Québec. Il explique notamment cette différence par l'investissement public plus important en culture au Québec. « Le Groupe CH est quand même dans cet environnement au Québec où on a fait le choix de société d'investir en culture, autant la culture populaire que la culture plus pointue », dit M. Legoux.

Les deux professeurs de HEC Montréal s'entendent sur le fait que le prix payé par evenko et l'entente devraient être publics, comme c'est le cas à San Francisco, à Chicago et à Austin. Le Bluesfest d'Ottawa et le Festival d'été de Québec dévoilent aussi le prix de leur loyer. « La transparence permet une meilleure gouvernance », dit le professeur Renaud Legoux.

PAS DE REDEVANCES SUR LES NOUVEAUX SIÈGES

Le bail du Groupe CH lui évitera aussi de payer des redevances sur les 20 000 nouveaux sièges financés par 10 millions de fonds publics (ces sièges seront prêts en 2019), puisque le bail prévoit un plafond de redevances de 200 000 $ par festival. Ce plafond est déjà atteint avec la capacité actuelle du site : il est atteint à 22 222 spectateurs par jour pour un festival de trois jours comme Osheaga, qui attire 45 000 spectateurs par jour.

Le contrat du Groupe CH comporte aussi une clause de quasi-exclusivité en matière d'artistes de musique internationale sur le site du parc Jean-Drapeau.

Avec 135 000 spectateurs par an, Osheaga est l'un des 10 plus importants festivals de musique extérieurs en Amérique du Nord. Il est le seul festival de musique en milieu urbain de son envergure au pays qui est produit par une entreprise à but lucratif. Son principal concurrent, WayHome en Ontario, a cessé ses activités en 2018 et se déroulait dans un camping à la campagne, et non en milieu urbain. Au Québec, des festivals de musique importants comme le Festival international de jazz de Montréal et le Festival d'été de Québec sont gérés par des organismes sans but lucratif.

Le Groupe CH est une entreprise privée qui détient l'équipe de hockey du Canadien de Montréal, le Centre Bell, le promoteur de spectacles evenko et l'Équipe Spectra, une autre entreprise culturelle. Le consortium mené par la famille Molson a acheté le Groupe CH pour 575 millions en 2009.

En 2015, l'administration Coderre a annoncé un investissement de 28 millions pour agrandir le parterre de l'île Sainte-Hélène de 45 000 à 65 000 places (10 millions) et pour ajouter des équipements technologiques sur le site (18 millions). Ce projet sera terminé à l'été 2019.

Le Groupe CH avait un bail avec la SPJD de 2012 à 2015, puis a signé un nouveau bail valide de 2016 à 2020.

Le nouveau contrat prévoit des redevances de 9 % sur la bière, de 2 % sur les boissons gazeuses et de 0 % sur les ventes alimentaires aux concessions. Y a-t-il des redevances sur la bière vendue aux concessions ? Dans l'ancien contrat (2012-2016), une clause précisait que oui, mais cette précision a été enlevée dans le nouveau contrat. Le Groupe CH et la SPJD n'ont pas précisé à La Presse si les ventes de bière aux concessions étaient assujetties à la redevance sur la bière.

Dans son rapport annuel, la SPJD précise uniquement le total de ses revenus tirés d'événements (Grand Prix de Formule 1, festivals d'evenko, Piknic Électronik, Fête des neiges, Week-ends du monde, entre autres). Ce montant est de 4,84 millions en 2016.

- Avec la collaboration de Katia Gagnon, La Presse

Le loyer «le plus cher» au Canada, dit le Groupe CH

Le Groupe CH estime payer le loyer « le plus cher » au Canada pour un festival de musique. « Le contrat a été bien négocié, de façon correcte, avec la Société du parc Jean-Drapeau (SPJD). Notre bail est à la bonne valeur », dit en entrevue à La Presse Jacques Aubé, vice-président exécutif et chef de l'exploitation d'evenko, une filiale du Groupe CH. « Ça va me coûter plus cher sur le nouveau site [en loyer] », dit-il. Explications du Groupe CH en cinq thèmes.

1. SUR LES COMPARAISONS DE LOYER AVEC LES FESTIVALS AMÉRICAINS

Invoquant la clause de confidentialité dans son contrat, le Groupe CH indique ne pas pouvoir donner le montant de son loyer à la SPJD ni discuter des conditions de son bail. Mais le Groupe CH rejette les comparaisons avec les festivals américains de San Francisco (loyer de 3,4 millions US), Chicago (loyer de 6,6 millions US) ou Austin (loyer de 6,5 millions US). Tout comme la SPJD, le Groupe CH estime qu'il devrait plutôt être comparé à des festivals au Québec et au Canada.

« Est-ce qu'on compare des bonnes choses avec Chicago et San Francisco ? Ce sont des événements de taille différente [aux festivals d'evenko], dit Jacques Aubé en entrevue avec La Presse. Les parcs [américains] sont dans le centre-ville. Il y a beaucoup plus de capacité [pour les festivals américains], le contexte économique est totalement différent, les services [offerts par le site] sont totalement différents, les coûts de logistique pour la ville sont plus élevés qu'ici. Chicago et San Francisco ne sont pas des marchés comme Montréal en termes de taille économique et de population. [...] Le parc Jean-Drapeau a la mission plus spécifique depuis toujours de miser sur l'événementiel. On compare des pommes [les festivals d'evenko] avec des oranges [les festivals américains]. »

Le Groupe CH fait valoir que les prix des billets d'Osheaga sont équivalents à ceux des festivals américains - en excluant le taux de change, soit un écart de 30 %. « Les festivals américains récoltent leurs revenus en dollars américains, nous, en dollars canadiens, dit Jacques Aubé. Sauf que nous payons nos artistes en dollars américains. Nous ne pouvons pas payer 3,5 millions US ou 6 millions en loyer, oubliez ça. On ne compare pas la même chose. [...] Nous sommes certainement plus chers que tous les autres événements comparables au Canada. »

2. SUR LES COMPARAISONS AVEC DES FESTIVALS QUI SONT DES ORGANISMES SANS BUT LUCRATIF

Quand on fait remarquer au Groupe CH qu'il n'y a pas d'autre festival de musique à but lucratif de taille égale à Osheaga, l'entreprise précise ne pas faire de distinction entre des entreprises privées à but lucratif (ex. : le Groupe CH) et des organismes sans but lucratif (ex. : le Festival d'été de Québec). « Le contexte OSBL, pas OSBL, je ne compare pas ça, ce sont [tous] des événements d'envergure », dit Jacques Aubé.

À Québec, le Festival d'été paie 150 000 $ par an pour louer les plaines d'Abraham, un site fédéral. À Ottawa, le Bluesfest paie 30 000 $ par an pour louer les plaines Le Breton, un site fédéral. Mais les deux festivals sont des organismes sans but lucratif - au contraire du Groupe CH, acheté pour 575 millions en 2009. La valeur du Groupe CH a augmenté depuis. Selon Forbes, l'équipe de hockey valait à elle seule 1,6 milliard CAN en novembre dernier.

3. SUR LA CLAUSE DE CONFIDENTIALITÉ

Parmi les sept festivals ou sites consultés par La Presse, seul le loyer du Groupe CH est secret en raison d'une clause de confidentialité. Le Groupe CH estime que cette clause est justifiée. « Nous sommes une entreprise privée, dit Jacques Aubé. Il n'y a rien à cacher, mais ce n'est pas normal qu'une entreprise privée sorte ces chiffres comme ça. » Aux États-Unis, les promoteurs des festivals de Chicago, de San Francisco et d'Austin sont des entreprises privées, mais leurs loyers et leurs contrats sont rendus publics par les villes.

4. SUR LES RETOMBÉES ÉCONOMIQUES D'OSHEAGA

Le Groupe CH fait aussi valoir les retombées économiques « substantielles » générées par Osheaga, soit 19 millions par an en valeur ajoutée au produit intérieur brut du Québec. Le festival génère un bénéfice fiscal net de 3,6 millions par an pour les gouvernements (recettes fiscales de 5,1 millions de dollars moins les subventions de 1,5 million), selon une étude commandée par evenko en utilisant la méthodologie reconnue par Tourisme Québec.

« Osheaga est un festival important qui donne beaucoup de rayonnement à la ville et beaucoup de retombées économiques à tous les ordres de gouvernement, dit Jacques Aubé. Nous sommes fiers de ce que l'événement amène comme retombées touristiques et économiques pour Montréal. Ce sont beaucoup d'emplois. Nous faisons le bien pour notre ville. »

evenko dit investir environ 20 millions par an (137 millions depuis sept ans) dans la présentation de grands événements au parc Jean-Drapeau. evenko, qui est une entreprise privée, ne dévoile pas les états financiers de ses festivals.

5. SUR LA POSSIBILITÉ DE REDEVANCES À POURCENTAGE SUR LES BILLETS DANS LE PROCHAIN CONTRAT

Et si la SPDJ demandait, pour son prochain bail avec le Groupe CH, d'imposer des redevances à pourcentage au lieu de redevances fixes plafonnées actuellement à 200 000 $ par festival ?

« Comme entreprise privée, avec un événement de cette envergure-là [Osheaga] et les investissements qu'on fait, on ferait une analyse financière et on déciderait si c'est valable d'aller sur une base comme celle-là, dit Jacques Aubé. Lors de la dernière négociation, on [les deux parties] a évalué que ce n'était pas valable d'aller sur cette base. [...] Généralement, dans l'industrie, un loyer est déterminé [fixe] lors d'un événement. [...] Osheaga est rentable en autant que les coûts soient dans une situation viable, que nous sommes dans un contexte économique viable. »

DES COÛTS PLUS ÉLEVÉS OU DES ÉCONOMIES ?

Soit, le nouveau bail 2016-2020 du Groupe CH au parc Jean-Drapeau prévoit des hausses de loyer. Une hausse d'environ 290 000 $ par an en redevances sur les billets pour les festivals Osheaga, ÎleSoniq et Heavy Montréal, selon ce que La Presse a appris. Mais le nouveau bail pourrait tout de même être plus avantageux sur le plan financier pour le Groupe CH. Comment est-ce possible ? Pour les redevances de billets, le Groupe CH verra sa facture de loyer augmenter d'environ 290 000 $ par an en raison des hausses prévues dans le bail. Sauf qu'en 2019, le Groupe CH aura accès aux nouveaux équipements installés au coût de 18 millions de fonds publics qui lui permettront d'économiser plusieurs centaines de milliers de dollars par an en dépenses pour ses spectacles. Auparavant, evenko/Groupe CH devait payer pour des génératrices et des équipements temporaires afin d'alimenter le site en électricité. evenko n'aura plus à effectuer ces dépenses en 2019 en raison des nouveaux équipements du parc Jean-Drapeau. Selon nos informations, les économies pourraient être de l'ordre d'environ 500 000 $ par an pour le Groupe CH. « Ça va me coûter plus cher sur le nouveau site [en loyer], dit Jacques Aubé, vice-président exécutif et chef de l'exploitation d'evenko. Y aura-t-il des économies [au final] ? Possiblement. Sont-elles calculées ? Pas encore. [Est-ce] 500 000 $ ? Je ne peux pas le dire, on va le voir, on va le vivre. »

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Evenko dit investir environ 20 millions par an (137 millions depuis sept ans) dans la présentation de grands événements au parc Jean-Drapeau.