Il y a un peu plus de cinq ans, il n'y avait pratiquement rien, ici, à la périphérie de la ville mexicaine de Querétaro. Qu'un aéroport perdu au milieu d'une plaine aride à la végétation clairsemée. Quelques cactus ici et là.

Maintenant, d'immenses usines flambant neuves se côtoient dans le nouveau Parc aérospatial de Querétaro. Dans le terrain de stationnement d'une des plus vastes usines, celle de Bombardier, une voiture arbore fièrement un fanion aux couleurs du Canadien.

Au printemps, Bombardier Aéronautique fêtera ses cinq années de présence à Querétaro, une petite ville coloniale située à 200 kilomètres au nord de la ville de Mexico.

« L'ouverture de cette usine a été une des meilleures décisions de Bombardier », soutient le grand patron du centre manufacturier de Bombardier à Querétaro, Réal Gervais, avant de faire visiter son domaine à La Presse Affaires.

L'entreprise a amorcé ses opérations en mai 2006 dans une usine temporaire, avec la fabrication de faisceaux de câblage électrique.

« Nous étions 15 personnes, nous avions quatre murs, un toit, et pas d'électricité », se rappelle M. Gervais en souriant.

Le centre manufacturier de Bombardier emploie maintenant 1400 personnes, un chiffre qui passera à 2000 lorsque débutera la production du Learjet 85, un tout nouveau biréacteur d'affaires.

« Il y a cinq ans, les syndicats craignaient que l'ouverture de cette usine n'entraîne une perte d'emplois à Montréal, indique M. Gervais. Au contraire, le Québec a grandement bénéficié de cette diversification manufacturière. »

En mai 2005, Bombardier Aéronautique comptait environ 12 700 employés dans la grande région de Montréal. Elle y emploie présentement 13 900 personnes et elle est en période de recrutement pour pourvoir à 700 postes additionnels.

Le président du district 11 de l'Association des machinistes et des travailleurs de l'aérospatiale (AIMTA-FTQ), Dave Chartrand, ne partage pas l'enthousiasme de M. Gervais.

« Nous avons perdu pas loin de 300 emplois avec la perte des harnais électriques, rappelle-t-il au cours d'une entrevue téléphonique. Nous avons également perdu un peu d'ouvrage en ce qui concerne certaines composantes. »

Il souligne que près de 8500 syndiqués travaillaient pour Bombardier Aéronautique dans la région de Montréal au début de 2001. Il n'en reste plus que 4000.

Un grand nombre de postes créés au cours des dernières années sont liés au développement d'appareils comme la CSeries et le Learjet 85, notamment des postes d'ingénierie.

« Ce ne sont pas des employés qui manufacturent des avions sur le plancher », lance Dave Chartrand.

Une logique implacable

Comme d'autres grands constructeurs, Bombardier estime qu'il est nécessaire de fabriquer certains composants dans des pays où la main-d'oeuvre est moins chère afin de diminuer les coûts de production et d'être ainsi plus compétitif.

Cette logique ne plaît pas à Dave Chartrand, mais il sent qu'elle est implacable.

« J'aimerais ça faire 100 % des avions de Bombardier, mais j'aime mieux faire 60 à 70 % d'un avion qui se vend à 2000 exemplaires que 100 % d'un avion qui ne se vend pas parce qu'il n'est pas compétitif, soupire-t-il. Sans être économiste, je peux faire deux plus deux. »

Dans un restaurant de Querétaro, le secrétaire adjoint de la Fédération des travailleurs de l'État de Querétaro, Jaime Lira Morales, affirme à La Presse Affaires que les employés mexicains de Bombardier ne sont pas les rivaux des employés québécois.

« Nous travaillons pour la même entreprise, lance-t-il. Nous faisons des composants, ils font des composants pour fabriquer un produit de qualité à un coût attrayant. »

La fédération représente 92 000 syndiqués, dont 9000 dans l'industrie aéronautique, desquels 940 chez Bombardier. Son secrétaire général, Jesus Llama Contreras, affirme que les relations sont très bonnes entre le constructeur et ses syndiqués.

« Nous n'avons presque aucun conflit, nous dialoguons, soutient-il, vêtu d'un blouson aux couleurs de la fédération. Nous avons créé une nouvelle culture parce que les gens de Querétaro ne connaissaient pas l'aéronautique et que Bombardier ne connaissait pas les gens de la région. Nous avons donc bâti une relation sur des bases nouvelles. »

Il ajoute qu'à Querétaro, les syndicats ne sont pas vus comme des fauteurs de trouble.

« L'ennemi n'est pas l'employeur, mais celui qui fait un meilleur produit, avec un meilleur service, à un meilleur prix, dans des délais plus courts », soutient-il.

Il est interrompu par la sonnerie de son téléphone mobile. C'est le secrétaire du Travail de l'État de Querétaro, Juan Gorraes Enrile. Lorsque celui-ci apprend que M. Llamas est en entrevue avec une journaliste canadienne, il insiste pour parler avec cette dernière.

« Cette bonne relation avec les syndicats, c'est quelque chose qui est très attrayant, c'est un facteur pour attirer ici les entreprises étrangères et mexicaines », affirme-t-il à La Presse Affaires.

La naissance d'une grappe

Désireux de diversifier son secteur manufacturier, le gouvernement de l'État de Querétaro fonde de grands espoirs sur l'industrie aéronautique et ne ménage pas les efforts pour séduire les joueurs étrangers. Il a notamment pris en charge les infrastructures du Parc aérospatial de Querétaro et a créé, avec le gouvernement mexicain, l'Université nationale d'aéronautique de Querétaro (UNAQ).

Les baies vitrées de l'immense bâtiment étincellent sous le soleil mexicain, à un jet de pierre des usines de Bombardier. C'est d'ailleurs pour former les premiers employés mexicains de Bombardier que l'UNAQ a pris naissance, avec l'aide de l'École des métiers de l'aérospatiale de Montréal.

« Cette école faisait partie du plan pour attirer Bombardier à Querétaro », confie le recteur de l'institution, Jorge Gutierrez de Vasco Rodriguez, dans un des rares bureaux de l'édifice. L'essentiel du bâtiment est consacré aux ateliers où s'affairent les étudiants.

L'institution a déjà formé 2000 techniciens. Elle a également mis en place un programme pour former des techniciens de niveau supérieur et un autre pour former des ingénieurs industriels spécialisés dans l'industrie aéronautique.

« Plus de 90 % de nos élèves ont trouvé de l'emploi », s'enorgueillit le recteur.

Le secrétaire du Développement durable de l'État de Querétaro, Tonatiuh Salinas, vise une croissance de 225 % de l'industrie aéronautique dans son État au cours des deux prochaines années. En entrevue dans son bureau du centre-ville, il fait valoir les avantages de la région : son aéroport international tout neuf, sa tradition industrielle, le fait qu'elle se trouve pratiquement dans le même fuseau horaire que les grandes villes nord-américaines, à quelques heures de vol seulement, ou quelques jours par camion. Il n'insiste pas sur les bas salaires des travailleurs mexicains.

« Nous ne nous considérons pas comme un État à bas coûts, mais comme un État à coûts compétitifs, compte tenu de l'ensemble des coûts de production ou de logistique », affirme-t-il.

Une entreprise, GE Infrastructure Querétaro (une filiale de General Electric), va même à contre-courant de la tendance qui consiste à faire faire à l'étranger des tâches manuelles relativement peu complexes. Dans les bureaux de GE IQ, au centre-ville de Querétaro, près de 1300 ingénieurs et techniciens spécialisés conçoivent des turbines pour les secteurs de l'énergie et de l'aéronautique. Dans un local protégé par de sévères mesures de sécurité, exigées par la réglementation américaine sur les secrets militaires, des dizaines d'employés testent les logiciels de moteurs d'avion à l'aide d'équipement hautement perfectionné. Il n'y a pas d'expatriés ici, tous sont Mexicains.

« Nous sommes le plus grand centre de conception de moteurs d'avion de GE à l'extérieur des États-Unis », lance fièrement le directeur général de GE IQ, Vladimoro de la Mora.

GE IQ s'est installée à Querétaro il y a plus d'une dizaine d'années dans le cadre d'un projet de turbine à gaz avec le gouvernement. General Electric a décidé de faire croître cette filiale et de lui confier également des mandats dans le secteur de l'aéronautique.

Évidemment, les coûts peu élevés ont été un facteur important dans cette décision.

« Aujourd'hui, il y a plus que les coûts qui sont attrayants, affirme M. de la Mora. Il y a l'expertise et la créativité. Nous sommes tout près d'une des plus grandes villes du monde, il y a beaucoup de talents que nous pouvons attirer ici. Et nous avons l'appui des autorités locales : les lignes de communication sont ouvertes avec eux. »

Safran

Le groupe français Safran est également est pleine croissance au Mexique. Il s'agit en fait du principal employeur dans le secteur aéronautique, avec plus de 3000 employés. Le groupe vient justement d'ouvrir deux usines dans le parc aéronautique de Querétaro, une pour sa filiale Snecma, qui fabrique des moteurs d'avion, et l'autre pour Messier-Dowty, qui manufacture des trains d'atterrissage.

Le président de Safran Mexico, Stéphane Lauret, rencontré dans son bureau de la capitale mexicaine, explique que le Mexique permet à Safran de se rapprocher du marché américain et, bien sûr, de bénéficier de coûts peu élevés. Il s'agit toutefois là d'un sujet un peu sensible et M. Lauret insiste sur le fait que le groupe Safran n'a démantelé aucune usine en France pour transférer la production au Mexique.

« Il faut faire attention : si on veut faire croître notre présence au Mexique, il faut aussi de la croissance en France, déclare-t-il. C'est une question de politique. »