Huit mois après avoir adopté une loi spéciale forçant le retour au travail des procureurs de la Couronne, Québec est revenu sur sa décision et a négocié. En arrière-scène, un avocat...

Les procureurs de la Couronne en doivent une à Guy A. Lepage. Car c'est un peu grâce à lui s'ils ont récemment obtenu de Québec des augmentations salariales de près de 20% et un statut particulier qui les différencie désormais du reste de la fonction publique. Sans le savoir, en invitant l'hiver dernier une avocate sur le plateau de Tout le monde en parle, l'animateur a enclenché un processus qui, de fil en aiguille, a abouti il y a quelques semaines à ce règlement «post-loi spéciale».

«Une entente historique!», dit l'avocat Claude Tardif, 52 ans, qui a représenté l'Association des procureurs dans leurs négociations avec le gouvernement, après l'entrée en vigueur en mars de la loi forçant leur retour au travail.

L'histoire commence le 27 février 2011. C'est un dimanche. À 20h, comme des millions de Québécois, Claude Tardif est dans son salon, avec sa femme, rivé au petit écran. Ce soir-là, Guy A. et Dany reçoivent Sonia Lebel, secrétaire de l'Association des procureurs. Elle est là pour expliquer le conflit qui perdure avec Québec. Elle souligne que les procureurs sont sous-payés, qu'ils sont surchargés de travail, que le recrutement est difficile, que beaucoup quittent leur employeur pour le privé car mieux payés...

Sur le coup, et un peu pris au dépourvu, Claude Tardif prend conscience de l'importance du conflit. Il est touché par la situation de ses collègues et ne comprend pas l'attitude du gouvernement vis-à-vis de professionnels aussi importants pour la société.

«Moi, dit-il, jamais je ne travaillerais à ce salaire-là!»

Les choses en restent là. Mais, quelques jours plus tard, le gouvernement adopte sa loi spéciale obligeant les procureurs à revenir au boulot la queue entre les jambes. C'est là que Claude Tardif appelle Sonia Lebel, l'avocate qu'il avait vue à la télé et qu'il connaissait un peu: «Sonia, as-tu deux minutes? J'ai quelques idées pour relancer les négociations, lui dit-il. Faut continuer, vous vous faites avoir!»

Un divorce avec les juristes de l'État

Une rencontre est fixée dans les jours qui suivent avec le président de l'Association, Me Christian Leblanc, la secrétaire Me Julie Maude Greffe ainsi que Me Lebel. Tout de go, Claude Tardif dévoile son plan. Selon lui, il faut que les procureurs se dissocient des autres juristes de l'État, avec qui ils négociaient conjointement. Les procureurs comptent environ 450 membres; l'Association des juristes de l'État en a près de 1000, des avocats et des notaires qui travaillent dans la fonction publique.

Pourquoi ce divorce? Parce que, explique Claude Tardif, «les procureurs ont un rôle unique et particulier dans la société, quasi judiciaire, indépendant, similaire à celui des juges». Alors que les autres juristes de l'État ne sont pas différents des autres employés de la fonction publique. Pour les premiers, une augmentation salariale substantielle se justifie; pour les seconds, c'est plus difficile à faire valoir.

Tout le monde semble d'accord sur la stratégie. Sauf que les procureurs sont septiques: pourquoi le gouvernement accepterait de reprendre les négociations alors qu'il vient de régler le problème avec une loi spéciale? Pour Québec, en effet, le dossier est clos. Et pourquoi parlerait-il à Claude Tardif alors qu'il ne l'a pas fait - du moins pas assez selon les procureurs - avec les autres interlocuteurs?

«J'ai des contacts importants au gouvernement, leur répond Claude Tardif. Et la négo, c'est mon domaine.» Il est vrai que l'avocat est un habitué des causes difficiles. Récemment, il a réglé le conflit qui se prolongeait depuis de nombreuses années dans l'industrie du cinéma au Québec, mettant en cause des syndicats américains et québécois. Son cabinet, Rivest Schmidt, de Montréal, méconnu du grand public, est bien niché dans les milieux syndicaux, indique le site du cabinet.

Des contacts en haut lieu

L'avocat est convaincant. Il a donc carte blanche et devient, comme il le dit lui-même, le «chef d'orchestre et l'unique interlocuteur». Pour relancer les négociations, il fait jouer ses contacts «au plus haut niveau du Conseil du Trésor», notamment auprès de la présidente Michelle Courchesne, mais aussi auprès de quelques sous-ministres. Son argument préliminaire: le gouvernement ne peut pas laisser un dossier aussi important se détériorer; il a besoin d'une Couronne qui fonctionne.

Dans le fond, explique Me Tardif, le gouvernement était conscient du problème. Son dilemme, c'est qu'il ne pouvait pas justifier une exception pour les procureurs vis-à-vis des autres secteurs de la fonction publique. En se dissociant des autres juristes de l'État, c'était un premier pas; maintenant, il fallait démontrer que les procureurs étaient un groupe à part.

En fait, ça a déjà été fait dans le passé, notamment avec les médecins spécialistes et les enseignants de l'UQAM, qui ont obtenu des statuts spéciaux. Dans le cas des procureurs, explique Me Tardif, il était facile de démontrer que le groupe avait un problème d'attraction et de rétention. Et, donc, qu'il était un «groupe unique et spécial».

En juin et juillet, Claude Tardif multiplie les rencontres en haut lieu, avec les chefs de cabinet des ministres et avec le ministre de la Justice, Jean-Marc Fournier, qu'il rencontre à deux reprises. Au début d'août, Québec accepte de nommer un négociateur spécial et externe au gouvernement.

Un nouveau mode de résolution de conflits

À partir de là, les choses se précipitent. Le nouvel interlocuteur du gouvernement, André Dicaire, arrive avec une vision neuve. Dès la première rencontre, Claude Tardif joue franc-jeu: plus que de l'argent, ce que veulent les procureurs de la Couronne, c'est un nouveau mode de résolution des conflits, similaire à celui des juges. Dicaire lui dit sur-le-champ: «Ce que vous demandez est énorme!» Il accepte néanmoins d'en discuter, mais seulement après que les autres questions salariales seront réglées.

Une quinzaine de rencontres plus tard, l'entente est conclue. Les procureurs n'ont pas gagné sur toute la ligne, notamment sur le plan salarial, ils ont obtenu environ 20% d'augmentation alors qu'ils en réclamaient le double. Au sommet de l'échelle, ils toucheront tout de même 138 000$ par année. Mais, dorénavant, si les négociations achoppent à la fin de leur contrat de travail, un mécanisme d'arbitrage évitera aux procureurs d'envisager la grève car le dossier sera étudié par un comité indépendant et déposé à l'Assemblée nationale.

Le 21 septembre, à Québec, il était 2h30 quand Claude Tardif a quitté la table de négociations avec les autres membres du comité - Christian Leblanc, Julie Maude Greffe et Sonia Lebel. Tous étaient fatigués, mais, en même temps, euphoriques à l'idée d'avoir réussi presque l'impossible. Car, il faut bien l'admettre, le fait que le gouvernement revienne négocier huit mois après avoir déposé une loi spéciale est unique. «Pour un règlement d'une telle ampleur, c'est une première», dit Claude Tardif.

Ils auraient bien aimé un café, mais les commerces étaient fermés à cette heure tardive de la nuit. Alors, ils sont allés prendre une bière dans un bar sur Grande-Allée. L'histoire ne dit pas si Guy A. y était aussi pour célébrer avec eux...

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