Le feuilleton de la vente du Canadien de Montréal a passionné fans et journalistes durant des mois. Voici les coulisses de cette transaction, expliquée par les avocats de George Gillett.

Il était près de 16 h lorsque l'avocat Pierre Raymond a pris son téléphone pour répondre à un appel. Ce geste, le patron de Stikeman Elliott le fait des dizaines de fois par jour, mais en cette fin d'après-midi de février 2009, c'était un peu spécial. Au bout du fil, son client, George Gillett, le propriétaire du Canadien de Montréal, lui révélait son intention de «peut-être» vendre en tout ou en partie l'équipe de hockey et le Centre Bell. Une rencontre fut aussitôt convenue. Dix jours plus tard, dans une salle de conférence de Stikeman Elliott, au 41e étage d'une tour à bureaux, une demi-douzaine de personnes étaient réunies pour le lunch. Autour de la table, George Gillett et Pierre Boivin, du Canadien, Luc Bachand, Jacques Ménard et Mathieu L'Allier, de BMO Nesbitt Burns, ainsi que Pierre Raymond et France Margaret Bélanger, les deux avocats de Stikeman qui avaient, huit ans plus tôt, représenté Gillett pour l'acquisition du CH. Au menu des convives, boustifaille et une intense séance de remue-méninges qui allait durer près de trois heures.

«Ce fut une rencontre un peu surréaliste», se souvient Pierre Raymond, 55 ans, alors que lui et France Margaret Bélanger, 36 ans, accueillent La Presse pour raconter comment eux, les avocats, ont piloté et vécu le déroulement de la vente du Canadien qui a tant fasciné les médias et les fans, et dont la clôture est prévue le mois prochain. Le président du conseil de Stikeman explique que tous, ce jour-là, étaient surpris, presque ahuris, d'entendre George - Pierre Raymond l'appelle par son prénom - émettre l'hypothèse de se départir des Glorieux. «Il adore ce projet, alors on était tous un peu étonnés.»

Il est vrai qu'au moment de cette réunion, George Gillet a besoin de liquidités pour rembourser un prêt dont l'échéance arrive à grands pas. Mais l'homme de 70 ans est dur à saisir, même pour ceux qui le connaissent bien. Durant ces quelques heures, il est ambivalent; il expose ses problèmes de cash, parle de vendre, de se trouver un partenaire minoritaire, demande l'avis à ses conseillers... puis passe la demi-heure suivante à parler de son équipe avec émotions, à détailler ses nouveaux projets et ses plans pour faire progresser l'entreprise! Si bien qu'à la fin de la rencontre, lorsque Pierre Raymond se retrouve seul avec sa collègue France Margaret Bélanger, il lui demande: «Crois-tu vraiment que cette transaction va se faire?» Visiblement, même les avocats de George Gillett étaient sceptiques.

Il n'empêche qu'au sortir de cette rencontre, une décision est prise, celle d'embaucher le banquier Jacques Ménard pour qu'il évalue les alternatives. On lui demande de tâter le terrain, en quelque sorte, et de trouver des acquéreurs potentiels, soit pour acheter l'équipe ou pour devenir coactionnaires. Mais George Gillet est clair: s'il doit vendre l'équipe, ce sera à des Québécois. Ménard a donc un double mandat: dégoter la meilleure offre possible et faire en sorte qu'elle provienne de gens d'affaires du Québec. «Évidemment, si un groupe américain avait offert 50 millions de plus, les choses auraient pu se dérouler autrement», convient Pierre Raymond.

Lors de cette réunion de février, les noms d'une dizaine d'acquéreurs potentiels sont évoqués; il en viendra beaucoup plus une fois les rumeurs de vente étalées dans les médias. Mais ce jour-là, c'est avec cette courte liste d'acheteurs possibles que Jacques Ménard quitte la réunion avec pour mission de les contacter personnellement.

Les règles du jeu: le culte du secret

Entre-temps, les avocats de Stikeman se mettent au boulot. Car ils doivent préparer la «Notice d'offre». Il s'agit d'un document juridique que seuls ceux intéressés par le projet pourront consulter. Le document - d'une quarantaine de pages - contient un survol de l'information pertinente: une description des actifs de l'entreprise (équipe de hockey, Centre Bell, Groupe de spectacles Gillett), les états financiers, les contrats importants, l'endettement de la compagnie, les perspectives de croissance, etc. C'est aussi à ce moment-là que les avocats établissent les «règles du jeu», à savoir comment se déroulera le processus de vente, s'il doit avoir lieu.

On décide que la vente de l'entreprise se fera aux enchères. Pour maximiser le prix, on établit une stratégie basée sur le secret. Ainsi, pour consulter la notice d'offre, chacun des participants devra signer une entente de confidentialité, s'engageant à ne rien révéler des informations contenues dans le document. En fait, non seulement ils n'ont pas le droit d'en parler, mais ils n'ont même pas le droit d'approcher un partenaire éventuel... sans demander l'autorisation à Stikeman!

Pourquoi cette façon de procéder? Pour que chacun des participants se fasse une idée indépendante de la valeur du CH et qu'il présente éventuellement une offre. C'est surtout une manière de s'assurer qu'il y aura le plus d'acheteurs possibles lors des enchères. «Si tout le monde se parle et se regroupe, cela diminue le nombre d'acheteurs qui pourraient renchérir», explique France Margaret Bélanger.

En fait, pour cette transaction, on a poussé le culte du secret très loin, au point d'en faire rager certains journalistes sportifs, incapables, ou presque, de dénicher le scoop. Pas étonnant, car même chez Stikeman, seulement quelques personnes étaient au courant. Ainsi, à ce projet, on a attribué un nom de code, un peu comme dans les histoires d'espionnage. Ce code est toujours gardé secret d'ailleurs car la transaction n'est pas finalisée. Les avocats au dossier - une dizaine environ plus une dizaine d'autres sur une base ponctuelle - devaient obligatoirement utiliser ce code lorsqu'ils discutaient entre eux et n'avaient pas le droit d'en glisser un mot à leurs autres collègues. Jamais le projet n'était évoqué dans les corridors du cabinet, toujours derrière des portes closes. Il fallait aussi un mot de passe pour accéder aux documents électroniques.

La notice d'offre a été envoyée à une quinzaine d'acheteurs et, en avril 2009, ceux intéressés à aller plus loin ont été invités à faire une vérification diligente, c'est-à-dire à aller consulter de visu les documents officiels importants (contrats, conventions, etc.). Habituellement, depuis 5-6 ans, cette étape se déroule dans une salle virtuelle, via Internet, où l'on peut avec un code d'accès consulter les documents. Mais dans ce cas-ci, pour des raisons de confidentialité, on a préféré mettre en place une salle physique - au Centre Bell et dans les trois derniers jours chez Stikeman - dans laquelle se retrouvaient les documents, quelques centaines, tous revus et vérifiés par les avocats. On a donc établi un calendrier qui octroyait à chacun des acheteurs des périodes où ils pouvaient consulter les documents, en s'assurant bien sûr qu'ils ne puissent jamais se rencontrer!

Pour les acheteurs toujours dans le coup, l'étape de la vérification diligente est importante. Car ils s'engagent à débourser de gros montants sans être assurés de remporter la mise. Il faut payer ses banquiers, ses comptables, ses avocats, qui tous voudront jeter un coup d'oeil sur certains documents. On estime à environ 300 000 $ les frais encourus par ceux qui ont perdu les enchères.

Des centaines de clauses!

Pendant ce temps, chez Stikeman, on a déjà commencé à préparer le contrat de l'offre d'acquisition. C'est un travail de longue haleine, qui dure près de trois semaines. Les avocats planchent sur ce document d'une soixantaine de pages qui permettra aux acheteurs de déposer leur offre. Outre l'information financière, il contient une description détaillée des actifs de l'entreprise ainsi que des représentations et garanties. Les représentations et les garanties sont un peu comme des assurances. Par exemple, le vendeur peut mentionner que tel contrat de commandite rapportera 200 000 $ par année pour les trois prochaines années. En écrivant cela, il s'en porte garant en quelque sorte.

Le document contient aussi les termes et les conditions de vente. Le vendeur, c'est souvent le cas, peut exiger entre autres que la vente se fasse sans condition de financement. Mais dans ce type de transaction, il y a des centaines de termes et conditions. Car une violation d'une représentation ou d'une garantie accordée par une des parties serait un motif de résiliation ou de demande de révision à la baisse du prix, ce qu'on cherche bien évidemment à éviter. «L'objectif est de minimiser les risques; on veut s'assurer que la transaction aura bien lieu à la date et au prix convenus», explique France Margaret Bélanger.

Ce contrat-type est ensuite remis à ceux prêts à faire une offre. C'est sur ce document qu'ils doivent indiquer leurs modifications aux termes et conditions du vendeur, et, surtout, c'est là qu'un petit espace a été réservé pour qu'ils y inscrivent le prix. Il ne reste plus qu'à attendre le dépôt des offres...

Les offres arrivent chez Stikeman par un après-midi de juin. À 17 h, George Gillett et ses conseillers financiers et juridiques sont de nouveau réunis dans une salle de conférence. Chaque page de chacune des offres est scrutée, discutée, commentée... On décide de passer à l'étape suivante: renvoyer Jacques Ménard rencontrer chacun des enchérisseurs. Objectif? Leur dire qu'ils auraient besoin d'en ajouter un peu plus. Mais il faut procéder avec doigté et demeurer intègre, car bien qu'on veuille obtenir plus, on ne veut pas non plus qu'un acheteur sente qu'on le pousse à surenchérir pour rien. Et à ce stade du processus, il faut faire vite, très vite. «Si on fait bien le travail, ce type d'enchères doit durer une ou deux rondes maximum. Après, il risque d'y avoir du coulage», explique Pierre Raymond.

Mission accomplie! Car la semaine suivante, tard en soirée le 19 juin, Cyberpresse annonce en primeur que le Canadien de Montréal est vendu à la famille Molson. Les avocats n'ont pas été impliqués dans les tractations de dernière minute, cela concernait surtout le courtier et les acheteurs encore en lice qui discutaient du prix de vente. Mais les avocats restaient informés à chaque instant. «Je recevais les informations sur mon Blackberry!» dit France Margaret Bélanger.

Après la vente

Une transaction a beau avoir été conclue, le travail des avocats est loin d'être terminé. En fait, c'est souvent à ce moment-là que le véritable travail juridique commence. Il faut rédiger le document de vente final et négocier avec les avocats de l'acheteur des centaines de modifications aux termes et conditions. Les fiscalistes s'y mettent aussi pour minimiser la facture fiscale; là encore il faut négocier avec l'autre partie car une structure fiscale avantageuse pour l'une peut ne pas l'être pour l'autre. Et dans cette transaction-ci, il a fallu impliquer les pros en droit immobilier à cause du Centre Bell. Bref, une transaction intéressante pour les avocats? «Enlevante et un peu surréaliste, dit France Margaret Bélanger. Pas seulement sur le plan juridique, mais en raison de toute l'attention médiatique. Le Canadien, c'est un actif mythique qui touche beaucoup de gens.»