Après des semaines de recherche, le conseiller financier Earl Jones s'est livré aux policiers lundi. Il a été libéré mardi. Le lendemain, sa corporation a été mise en faillite. Bientôt, l'homme qui menait jusqu'au printemps un train de vie de luxe sera officiellement dépossédé de tous ses biens. Tout cela après avoir perdu l'estime de tous ceux qui croyaient être son ami. Portrait d'un homme contraint à retirer le masque qu'il portait depuis des années.

La dernière fois que Bevan Jones a vu son frère Earl, c'était le matin du 9 avril. Earl Jones était passé au domicile de Bevan et de sa conjointe, dans les Laurentides, pour leur demander de l'argent.

Earl Jones leur a expliqué qu'un de ses bons amis souhaitait qu'on lui avance quelques milliers de dollars pour s'acheter un bateau. Cet ami attendait un important versement et, bien entendu, il les rembourserait avec un taux d'intérêt appréciable.

Ce matin-là, Bevan Jones, un retraité de 70 ans, a senti que quelque chose clochait. Earl Jones se raclait constamment la gorge, comme il le faisait, enfant, lorsqu'une affaire le tracassait. Mais Bevan a gardé ses doutes pour lui. Et sa femme, Frances Gordon, a remis à Earl Jones les derniers 13 000 $ qu'il lui restait dans son compte. Les seuls dollars qu'elle n'avait pas encore confiés au soi-disant conseiller financier.

Une histoire inventée

Aujourd'hui, Frances Gordon et Bevan Jones réalisent qu'Earl Jones avait inventé de toute pièce cette histoire de bateau. Et que l'homme charmant, généreux, aimable et volubile qu'ils ont connu n'était peut-être pas le vrai Earl. «Aujourd'hui, nous réalisons que sa vie n'est qu'un tissu de mensonges», résume Bevan Jones, rencontré cette semaine dans sa jolie et modeste maison de Montcalm, dans les Laurentides.

«Jamais, jamais, jamais» Bevan Jones ne s'est douté du présumé stratagème de son frère, accusé cette semaine de vol et de fraude. L'Autorité des marchés financiers (AMF) le soupçonne d'avoir détourné de 30 à 50 millions de dollars grâce à une combine «à la Ponzi», une fraude qui consiste à verser à l'investisseur des rendements fictifs obtenus à même la contribution de nouveaux investisseurs.

Les gens qui l'ont connu sont unanimes : Earl Jones semblait avoir une très grande confiance en lui et ne pouvait qu'inspirer la confiance. «Earl se comportait comme s'il n'avait jamais tort, dit Frances Gordon. Et malheureusement, nous l'avons tous cru.»

Une rapide ascension

Cadet d'une famille composée d'une fille et de trois garçons, Earl Jones a grandi dans le quartier Notre-Dame-de-Grâce, à Montréal, dans un milieu de classe moyenne. Son père était graveur, et sa mère, femme au foyer. Earl Jones était un garçon discret et sportif, selon son frère Bevan.

Il a poursuivi ses études à l'école secondaire West Hill, où il a rencontré Maxine, qui deviendra plus tard sa femme. En 1963, Earl Jones a suivi quelques cours en finances à l'Université Concordia, mais il n'a jamais obtenu de diplôme.

Le jeune financier a commencé sa carrière au service de gestion de patrimoine de Montréal Trust. Sa femme et lui se sont acheté une maison modeste à Beaconsfield. C'est à cette période que le couple a eu ses deux filles : Kimberley, qui souffre d'une légère déficience intellectuelle et habite à Cape Cod au Massachusetts, et Christine, qui demeure à Montréal.

C'est vers la fin des années 70 qu'Earl Jones a décidé de se lancer à son compte. Dès lors, sa fortune a commencé à croître. Le financier s'est acheté une maison dotée d'une plage privée dans le croissant huppé de Gables Court, à Beaconsfield. Puis un appartement à Boca Raton, en Floride, et un cottage à Mont-Tremblant, situé sur le terrain du club de golf Le Maître.

Le goût du luxe

Earl Jones a pris goût au luxe, selon plusieurs de ses proches. Il possédait une Mercedes qu'il faisait laver et cirer fréquemment. Maxine, elle, voyageait en BMW.

Excellent golfeur, il est membre du club de golf Royal Montréal à L'Île-Bizard, le club privé et prestigieux des hommes d'affaires anglophones où il faut verser 20 000 $ pour être membre, sans compter les frais annuels d'environ 6000 $. Le mariage de sa fille Christine y a d'ailleurs été célébré avec faste en 2003. Jones est aussi un habitué des pentes de Tremblant.

Earl Jones aime les bons vins et mangeait plusieurs fois par semaine au restaurant. Maxine incitait son mari à verser de généreux pourboires, selon Danielle Octeau-Manouvrier, une des personnes fraudées. «Earl ne regardait jamais les prix, ajoute Frances Gordon. Ce mot ne faisait tout simplement pas partie de son vocabulaire.»

Il n'hésitait pas à payer la tournée à ses proches, selon Charlie Washer, qui aurait également été fraudé. Il y a quelques années, Earl Jones a invité M. Washer à une réception dans une salle de Westmount. «Il avait payé la facture des 10 personnes assises à notre table», se souvient Charlie Washer, qui voyait Earl Jones comme un homme «toujours bien habillé» et «flamboyant». «Dans la famille Jones, tout le monde parle beaucoup. Mais c'est Earl qui parlait le plus, renchérit Bevan Jones. Il riait et jouait des tours constamment.»

Earl Jones est également réputé être «un homme à femmes», selon Wendy Nelles, une proche de la famille qui lui a également confié ses économies. Le couple s'est déjà séparé pendant quelques mois avant de revenir ensemble.

Un bon père

Au dire de plusieurs, Earl et Maxine Jones aimaient beaucoup voyager. Wendy Nelles se souvient que le couple est allé à Londres en avril, et qu'il revenait d'Acapulco quand le scandale a éclaté. Tous deux voyageaient, surtout en Floride et à Cape Cod, pour visiter leur fille Kimberley qui habite dans une école pour déficients intellectuels.

«Ils allaient la visiter fréquemment, parfois de deux à trois fois par mois», dit Bevan Jones. Au début du mois de juillet, Earl Jones est d'ailleurs allé voir Kimberley au Massachusetts. Était-ce pour s'assurer qu'elle ait tout ce qu'il faut advenant son arrestation?

«Earl adorait ses filles et les trois garçons de Christine. C'est un très bon père, a convenu Bevan Jones. Quand il était introuvable, en juillet, je savais qu'il n'était pas loin. Il n'aurait jamais quitté ses enfants.»

Bevan Jones ignore si Maxine, Christine et Kimberley se doutaient du présumé stratagème d'Earl Jones, qui semblait le rattraper ces dernières années. En 2006, il a hypothéqué son appartement de Dorval et son cottage de Mont-Tremblant pour 800 000 $, a révélé The Gazette cette semaine. Depuis deux ans, il versait moins assidûment les supposés intérêts à ses investisseurs, selon Bevan Jones.

«J'imagine que la crise économique faisait en sorte qu'il trouvait de moins en moins de clients. Earl devait être complètement désespéré», ajoute Bevan, qui n'excuse en rien ses présumés agissements.

- Avec Judith Lachapelle