Quand la papetière Kruger de Trois-Rivières aura digéré sa dernière pitoune, en février, la page se tournera définitivement sur ces petits billots de bois et sur un grand pan de l'histoire économique du Québec.

Une pitoune, c'est « un terme employé au Québec pour désigner la drave et aussi une femme avenante », dit Wikipédia. C'était aussi le nom d'un manège extrêmement populaire à La Ronde. Mais pour des générations de Québécois, la pitoune a été encore plus que ça : un paysage, un gagne-pain, un mode de vie. 

Le billot de bois de résineux de quatre pieds de long est en voie de disparition. Les sociétés papetières n'en veulent plus. La région de la Beauce a livré son dernier voyage de pitounes à la fin de 2018 à l'usine Wayagamack de Kruger à Trois-Rivières.

« C'est terminé », explique Michel Roy, de l'Association des propriétaires de boisés de la Beauce.

« C'est la fin d'une époque. »

- Michel Roy, directeur des communications de l'Association des propriétaires de boisés de la Beauce

Kruger délaisse la fabrication de papier journal pour d'autres produits plus en demande, explique Jean Majeau, porte-parole de l'entreprise. « On souhaite sortir du secteur. Tout ça fait en sorte qu'on révise nos processus d'approvisionnement en pâtes. »

Avant Kruger, d'autres papetières ont aussi délaissé le papier journal, et plusieurs ont définitivement fermé leurs machines.

Des autoroutes

Les pitounes ont d'abord emprunté les premières voies de transport du Québec, les rivières de la Beauce, de la Mauricie et de l'Outaouais, pour alimenter les usines de pâtes et papiers.

Au printemps, en revenant des chantiers, quelques bûcherons intrépides se chargeaient de démêler les amas de billots et d'assurer leur circulation. Armés de gaffes, en équilibre sur une pitoune flottante, les draveurs étaient les héros méconnus de l'époque.

Avec le développement des routes et des chemins de fer, le flottage a été remplacé par le transport par camions et par train.

De 1920 à 1960, la fabrication de papier a connu un essor considérable, rappelle l'historien Pierre Poulin, qui est en train d'écrire un livre sur la pitoune. « En 1957, la production canadienne représente 77 % des exportations mondiales de papier journal », précise-t-il.

Au milieu des années 60, il y avait 65 usines de papier en activité au Québec. Il en reste à peine une douzaine aujourd'hui.

La principale destination des pitounes a été Trois-Rivières, la capitale mondiale du papier journal jusque dans les années 80. Les draveurs ont disparu définitivement avec la fin du flottage sur la rivière Saint-Maurice, dans les années 90. Et c'est une usine trifluvienne qui a reçu les derniers chargements de pitounes de quatre pieds.

À l'échelle humaine

La pitoune de quatre pieds, c'était de l'exploitation forestière à l'échelle humaine. « C'était un revenu d'appoint pour les cultivateurs qui, l'hiver, en faisaient de père en fils et de génération en génération », rappelle l'historien Pierre Poulin.

La pitoune a été la principale source d'approvisionnement des papetières jusque dans les années 80. Les entreprises ont alors commencé à s'approvisionner auprès des scieries qui, de leur côté, achetaient des billes de 8 pieds ou de 12 pieds de longueur pour en faire du bois d'oeuvre.

« On est passé de la récolte manuelle à la coupe mécanisée. »

- Marc-André Côté, secrétaire général de la Fédération des producteurs forestiers du Québec, pour expliquer le déclin de la pitoune

Un homme seul, avec un équipement simple, pouvait en effet couper et sortir du bois des billots de cette dimension. Les propriétaires de boisés valorisaient ainsi la partie de l'arbre qui avait moins de valeur pour le sciage, soit le bas et la cime, coupés en tronçons de quatre pieds.

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

Armés de gaffes, en équilibre sur les pitounes flottantes, les draveurs étaient chargés de démêler les amats de billots et d'assurer leur circulation.

Les nouveaux marchés

Maintenant que le marché a disparu, les propriétaires de boisés devront trouver d'autres débouchés pour leurs petits bois. « On travaille là-dessus », affirme le porte-parole de l'Association des producteurs de boisés de la Beauce.

« La pitoune, c'était un marché que les producteurs aimaient beaucoup », dit Marc-André Côté, parce qu'il leur permettait de nettoyer leurs bois et de valoriser les résidus de coupe.

Ces résidus de coupe vont rester dans les forêts tant qu'on n'aura pas trouvé un autre moyen de les valoriser. « C'est un manque à gagner pour les producteurs, mais aussi pour la société », estime-t-il.

Des solutions existent, comme la fabrication de granules ou de biocarburants, mais elles sont difficiles à mettre en oeuvre en forêt privée. « Ça prend énormément de volume », explique Michel Roy.

À la Fédération des producteurs forestiers, on pense qu'il serait possible d'implanter dans les régions forestières des usines encore plus innovatrices pour transformer cette ressource en produits d'avenir : ustensiles et laine isolante faits de cellulose, blocs Lego et planches de composite.

Photo François Roy, archives La Presse

L'entreprise Kruger, dont l'usine Wayagamack à Trois-Rivières, a reçu le dernier voyage de pitounes à la fin de l'année 2018, délaisse la fabrication de papier journal pour d'autres produits plus en demande.