Les fins d'après-midi sont toujours animées à la brasserie Arvida, à quelques centaines de mètres du «Complexe Jonquière» de Rio Tinto Alcan (RTA).

En ce glacial mercredi de janvier, Paul Labonté et quelques collègues sirotent une grosse bière après leur quart de travail à l'aluminerie. «Il me reste 21 mois avant la retraite», dit le journalier de 57 ans, une situation partagée par tous ses amis cinquantenaires réunis autour de la table.

 

M. Labonté travaille chez Alcan - devenue RTA en 2007 - depuis 34 ans. Un emploi très bien rémunéré, et convoité dans la région. Mais ses enfants, même s'ils l'avaient voulu, n'ont pas eu la chance d'entrer chez RTA, dit-il. «Ils n'engagent plus.»

Les syndiqués du gigantesque Complexe Jonquière, dont les cheminées crachent sans relâche une épaisse fumée blanche dans le ciel d'Arvida, savent qu'ils sont une espèce sur le déclin. Pour assurer la pérennité de l'entreprise, ils ont accepté en 2006 de signer une entente sur un «nouveau modèle d'affaires» qui entraînera une réduction assez rapide des effectifs.

En vertu de cet accord, le nombre de syndiqués passera de 1645 aujourd'hui à 650 en 2012 dans les usines du Complexe Jonquière, par le biais de mises à la retraite. Le reste des besoins de l'entreprise sera comblé, de plus en plus, par des sous-traitants: ingénieurs, électriciens, mécaniciens d'entretien, ouvriers.

Ce modèle a permis jusqu'à maintenant d'éviter les licenciements à l'interne dans la région, malgré les 1100 suppressions mondiales annoncées par RTA la semaine dernière. Mais les sous-traitants, eux, vivent déjà un important ressac. Plus de 400 ont perdu leur travail ces dernières semaines au Saguenay, selon certaines estimations. Et les mois qui viennent n'annoncent rien de bon.

«C'est l'incertitude qui règne, pour l'instant, on ne peut rien faire d'autre qu'attendre», dit un jeune père de famille affecté aux salles de cuves de l'usine d'Arvida, qui a demandé à garder l'anonymat.

La crainte est d'autant plus grande que la haute direction de RTA a exigé une réduction massive des coûts d'exploitation dans toutes les installations du groupe au Saguenay-Lac-Saint-Jean. Elles atteindraient plus de 150 millions de dollars au total. Des compressions qui viendront s'ajouter à la baisse de production de 400 000 tonnes (ou 25%) imposée la semaine dernière à l'usine d'alumine Vaudreuil, du Complexe Jonquière.

L'entreprise a aussi considérablement ralenti la construction d'une usine-pilote de 600 millions qui utilisera la nouvelle technologie d'électrolyse AP50 à Jonquière. Des dizaines de sous-traitants ont été renvoyés chez eux juste avant Noël. «On avait des lettres d'intention pour plusieurs millions de contrats qui ont toutes été déchirées avant les Fêtes», confie un équipementier de Saguenay.

Changement de cap

L'inquiétude est vive dans la région, mais les manifestations sont encore subtiles. Dans le petit centre-ville d'Arvida, l'homme d'affaires Charles Boivin, surnommé le «millionnaire de la place» par certains, n'a pas de difficulté à louer ses locaux commerciaux et ses logements.

Quand La Presse Affaires l'a rencontré, M. Boivin venait tout juste de trouver un locataire pour une ancienne animalerie de la rue Davis, principale artère commerciale d'Arvida. Sa brasserie, située juste à côté, est encore remplie de travailleurs de RTA. Mais les sous-traitants se feront plus rares dans la grande taverne lambrissée de bois, prévoit-il.

«Il y en a qui commencent à venir nous serrer la main et nous disent: désolé, on va venir moins souvent car on a moins de contrats», dit-il.

Quelques kilomètres plus loin, au Carrefour jeunesse emploi de Jonquière, la conseillère Christelle Gauthier a elle aussi remarqué un changement depuis un mois. De plus en plus de jeunes se heurtent désormais à des portes closes lorsqu'ils tentent de dénicher un boulot chez les fournisseurs de RTA, souligne-t-elle.

«La chose que j'entends le plus présentement, c'est qu'ils postulent et que le processus d'embauche est arrêté, dit la jeune femme. Encore ce matin, j'en ai rencontré un qui venait de perdre son emploi.»

Tabou

Les difficultés de RTA ne font pas de doute, mais les sous-traitants pénalisés sont rares à vouloir en discuter publiquement. Très rares. Dans la région, seul Jeannot Harvey, président de la firme d'ingénierie saguenéenne Cegertec, a exprimé haut et fort son mécontentement il y a trois semaines après avoir dû licencier 90 travailleurs, dont plusieurs étaient affectés au projet AP50. Il n'a accordé aucune entrevue depuis.

Le bureau d'ingénierie BPR Bechtel a de son côté renvoyé 330 personnes dans l'ensemble du Québec, soit 36% de ses effectifs, à la mi-janvier. Une partie d'entre eux étaient affectés aux projets de RTA. D'autres cabinets d'experts, de même que plusieurs entrepreneurs en construction et en électricité, notamment, ont dû faire d'importantes mises à pied.

Le sujet est sensible, puisque les entrepreneurs veulent s'assurer d'avoir des contrats avec le géant quand le marché de l'aluminium reprendra son envol. «Les gens sont mal à l'aise, ils ne veulent pas trop s'avancer, ils ont peur des représailles», dit Roger Valcourt représentant régional de la Fraternité interprovinciale des ouvriers en électricité, dont plusieurs dizaines de membres sont maintenant au chômage.

Certains se sont déjà fait rappeler à l'ordre par le passé. «J'avais déjà parlé un peu (dans les médias), et je m'étais fait dire de ne pas mordre la main qui me nourrit, dit un équipementier sous le couvert de l'anonymat. On est tous un peu à la merci d'Alcan dans la région.»

Au-delà des répercussions immédiates de ces mises à pied, plusieurs s'inquiètent de voir des «cerveaux» quitter le Saguenay-Lac-Saint-Jean pendant le creux actuel. Et ne plus être au rendez-vous lorsqu'on aura besoin d'eux, dans 12, 18 ou 24 mois.

«Quand ils vont être partis et qu'il y a aura reprise, on n'aura plus notre matière grise, lance Alain Gagnon, président du syndicat de l'aluminium d'Arvida. Un moment donné, à force de se faire jouer au yoyo, ils vont se dire: on ne veut plus se faire avoir.»

L'entreprise s'explique

En entrevue, Dominique Bouchard, vice-président de la division métal primaire chez RTA au Saguenay-Lac-Saint-Jean, a tenu à rappeler la sévérité de la crise du secteur de l'aluminium, qui a entraîné une «descente vertigineuse» des prix. Les cours de l'or gris ont glissé de 3341$US la tonne en juillet dernier à 1362$ hier sur le London Metal Exchange.

Ce n'est pas de gaieté de coeur que RTA annonce ces jours-ci d'importantes compressions, insiste le dirigeant.

«On est très conscient de l'impact chez nos fournisseurs, dit-il. On travaille très étroitement avec eux, avec toutes les firmes d'ingénierie, on est en contact hebdomadaire avec eux. On essaie de minimiser l'impact, mais évidemment, on doit gérer la diminution de nos projets.»

Les réductions de coûts ont été imposées à toutes les installations du groupe dans la région, même aux centrales hydroélectriques, aux chemins de fer et aux installations portuaires (toutes propriétés de RTA), ajoute-t-il.

Toutes les clauses des conventions collectives seront respectées, affirme en outre Dominique Bouchard. Les mises à pied devraient donc toucher seulement les sous-traitants et non les employés syndiqués.

Les fournisseurs de services de RTA devront par ailleurs réduire de 15% leurs coûts de fonctionnement, selon ce qui leur a été demandé lors d'une réunion extraordinaire tenue la semaine dernière à Montréal.

LES PRIX S'EFFONDRENT

La baisse abrupte de la demande a poussé les prix des métaux à la baisse depuis le sommet de juillet dernier. Les cours de l'aluminium, par exemple, sont passés de 3341$US la tonne à 1362$ entre juillet et hier sur le London Metal Exchange. La valeur boursière des producteurs a suivi une courbe similaire. Le titre de l'anglo-australienne Rio Tinto a ainsi dégringolé d'un sommet de 559$US à 86,75$US hier à la Bourse de New York.

UNE DETTE ÉTOUFFANTE

Plusieurs analystes estiment que les problèmes de Rio Tinto sont amplifiés par son imposante dette accumulée de 38,9 milliards US, qui découle en bonne partie de l'acquisition d'Alcan en 2007. Le groupe s'est engagé à la réduire de 10 milliards cette année, en supprimant des emplois, en abaissant de 9 à 4 milliards ses dépenses en immobilisations, et en retranchant 2,5 milliards de ses coûts d'exploitation. Rio Tinto Alcan, la division aluminium du groupe formée après l'achat d'Alcan, a jusqu'à maintenant réduit de 11% sa capacité de productiondans le monde. D'autres coupes pourraient être annoncées en février, a averti la direction.

RTA: LE MOTEUR ÉCONOMIQUE D'UNE RÉGION