Quand le chanteur d'Halifax Dave Carroll est monté à bord d'un appareil d'United Airlines, il ne pouvait pas se douter de l'envol qu'allait prendre sa carrière.

Arrivé à destination, le chanteur a constaté que le transporteur aérien avait brisé sa guitare Taylor d'une valeur de 3500$. Des témoins avaient aperçu les bagagistes la lancer sans ménagement dans la soute à bagages. Durant neuf mois, United a balloté sa plainte d'un département à l'autre, avant de refuser catégoriquement de le dédommager.

Pour prendre sa revanche, l'artiste a composé la chanson «United Breaks Guitars» racontant sa mésaventure sur un ton poli, mais empreint d'humour noir. À ce jour, la vidéo de la chanson été vue par plus de 11,5 millions d'internautes sur You Tube. L'histoire a fait le tour du monde... entraînant des pertes de 118 millions US pour United.

Le cas a fait école. La chanson est devenue le prototype de la vengeance des consommateurs. Un phénomène qui prend de l'ampleur avec la popularité des médias sociaux.

Anatomie d'une vengeance

«Ce n'est pas l'insatisfaction qui amène les clients à se venger, mais plutôt le sentiment de trahison», explique Yany Grégoire, professeur agrégé de marketing à HEC Montréal.

Quand un service ou un produit n'est pas à la hauteur des attentes, le client est insatisfait, frustré, mécontent. Mais il peut pardonner. Il peut comprendre que l'entreprise ait fait une erreur.

Mais lorsque le client se plaint et que le commerçant ne règle pas son problème, le client se sent trahi. «C'est comme l'ami qu'on appelle quand ça va mal... et qui n'est pas là pour nous. C'est très révélateur de la qualité de la relation. C'est le principal moteur de la vengeance», indique Jean-Charles Chebat, titulaire de la Chaire de gestion des espaces commerciaux et du service à la clientèle de HEC Montréal.

Quand le commerçant refuse de réparer les pots cassés, le consommateur a l'impression qu'il veut seulement faire de l'argent sur son dos, et qu'il se fiche du service à la clientèle. Jugeant l'entreprise cupide et de mauvaise foi, il utilise la vengeance comme une façon de rétablir la justice lui-même.

Souvent la réaction est explosive. L'entreprise se fait littéralement lancer des oeufs. Enragé par l'attitude de la caissière et de son gérant qui refusaient de reconnaître une erreur d'étiquetage à l'épicerie, un client a lancé la douzaine d'oeufs litigieuse sur le mur... avant de quitter les lieux en promettant de ne plus jamais y remettre les pieds.

Ce sont les employés de première ligne y goûtent. Cela augmente le roulement de personnel, un problème qui peut coûter très cher à l'entreprise.

Meilleur client, pire ennemi

Beaucoup de consommateurs n'ont pas le luxe de claquer la porte. Ils sont obligés de rester parce qu'ils ont menottés, soit par des pénalités en cas de rupture de contrat (quoique cela soit pratiquement interdit au Québec), soit parce qu'il est long et compliqué de changer de fournisseur (ex: rebranchement, paperasse, etc.).

D'autres consommateurs restent avec l'entreprise à contrecoeur pour ne pas perdre les avantages auxquels ils ont droit en tant que client fidèle (accès à un salon privé à l'aéroport, rabais après un certain niveau d'achat, etc.). Souvent, ce sont les meilleurs clients.

«On pourrait croire que les clients qui ont été chouchoutés ravaleraient leur frustration. Au contraire. Les clients qui ont des bénéfices restent fidèles. Mais ils ont un énorme désir de vengeance! Encore plus que les autres», a constaté M. Chebat dans une récente étude.

Leur amour se transforme en haine. Ils se sentent cocus. Ils ont l'impression que le commerçant a acheté leur loyauté, ce qui leur renvoie une piètre image d'eux-mêmes. «Cela montre les limites des systèmes de fidélisation», indique M. Chebat.

Laver son linge sale en public

Les consommateurs bafoués disposent d'un arsenal de moyens traditionnels pour faire valoir leurs droits: ombudsman, tribunaux, organismes réglementaires, etc.

Mais les délais peuvent être longs, les frais élevés, les résultats incertains. De plus en plus de consommateurs préfèrent laver leur linge sage en public, en se plaignant aux médias, sur Internet... ou carrément sur l'autoroute.

La semaine dernière, une cliente d'Intact a stationné une immense semi-remorque sur son terrain aux abords de l'autoroute 20, à Saint-Mathieu-de-Beloeil. En gros caractères, il y est écrit: «Incendie en 2008 Intact Assurance refuse de payer».

La propriétaire de l'immeuble de locaux industriels raconte qu'un feu dans le panneau électrique d'un de ses locataires a causé des dommages de 900 000$.

Mais Intact ne veut pas l'indemniser, arguant que le locataire a utilisé le local pour des activités illégales. L'assureur juge que la réaction de l'assuré est désolante. Mais pour l'instant, il n'a pas l'intention d'intervenir malgré l'atteinte portée à sa marque de commerce.

La vengeance est douce...

Avec l'autoroute de l'information, tout le monde peut se plaindre en public. Internet a décuplé la puissance du bouche à oreilles.

«Avant on pouvait rejoindre une dizaine de personnes. Aujourd'hui, on peut en rejoindre des centaines, voire des milliers. Le tort causé est très grand», dit M. Grégoire.

Par exemple, l'humoriste Jean-François Mercier, alias le Gros Cave, a fait une vidéo pour dénoncer Bell qui ne lui avait toujours pas envoyé pas sa remise postale de 100$, malgré des heures de démarches. Plus de 913 000 personnes l'ont visionné depuis 2007. Un impact considérable.

Mais il n'y a pas que les vedettes qui ont de l'impact en déballant leur problème sur Internet. Beaucoup d'internautes vont sur les sites de plaintes pour faire avancer leur cause.

Certains cherchent à obtenir gain de cause avec des sites comme consumeraffairs.com qui les aident à faire valoir leurs droits. D'autres veulent surtout se venger, avec des sites comme ripoffreport.com où ils dénoncent les pratiques abusives.

Parmi les gens qui adoptent une stratégie de réparation, 40% obtiennent une résolution après six semaines. La moitié sont satisfaits de leur démarche, mais le niveau de satisfaction frôle 80% pour ceux qui ont réglé leur problème, démontrent les études de M. Grégoire.

Étrangement, le niveau de satisfaction des gens qui souhaitaient surtout se venger est plus élevé, même si leur stratégie est deux fois moins efficace. Les trois quarts sont satisfaits même si leur plainte n'est pas résolue. Parmi les 18% qui obtiennent une solution, le taux de satisfaction dépasse 80%.

«Les gens qui tombent dans un mode vengeance ont moins de succès, constate M. Grégoire. Mais ils sont très satisfaits d'avoir puni la firme et d'avoir alerté les autres consommateurs.»