La stratégie ne fait pas l'affaire de tous les commerçants, mais de plus en plus d'artères commerciales de Montréal se transforment en avenues piétonnes. La rue Sainte-Catherine, dans le Village gai, répète l'expérience pour le quatrième été consécutif. Les marchands de la rue Saint-Paul, dans le Vieux-Montréal, ont emboîté le pas il y a deux ans, au grand bonheur des restaurateurs. Des projets semblables sont envisagés dans la rue Masson et sur l'avenue du Mont-Royal. La création de trottoirs géants permettra-t-elle de freiner l'érosion du commerce sur rue à Montréal? Plusieurs en doutent.

Denis Lessard retrousse ses manches. L'été s'annonce occupé pour le copropriétaire du restaurant Le Papillon. Et rentable. Depuis que l'arrondissement de Ville-Marie a piétonnisé la portion est de la rue Saint-Paul en été, ses ventes ont explosé. Il faut dire qu'un trottoir géant, c'est une mine d'or pour un établissement où la terrasse rapporte le tiers du chiffre d'affaires.

Il y a deux ans, la terrasse du Papillon comptait 16 tables et elle générait à elle seule environ 35% des revenus de l'entreprise. Depuis que M. Lessard peut l'étendre sur le trottoir, elle est passée à 32 tables. Et les ventes ont suivi.

«Notre chiffre d'affaires double sur la terrasse, parce qu'elle est toujours pleine», se réjouit le restaurateur.

La piétonnisation a débuté avec un projet pilote en 2009, qui a été bien accueilli par la majorité des commerçants et des résidants. Pour le troisième été, donc, la rue Saint-Paul est réservée aux piétons. Cette année, la période de piétonnisation a été allongée, de la fin du mois de mai jusqu'en septembre.

Mécontents

Les restaurateurs raffolent de la mesure, qui leur permet de déployer tables et chaises sur le trottoir pour toute la haute saison touristique. Mais tous les marchands ne partagent pas cet avis.

En face du Papillon se trouve Indiport, une boutique qui se spécialise dans la vente de tapis. Pas pour longtemps, toutefois. Sa copropriétaire, Rammi Soni, s'apprête à liquider son stock et à fermer boutique. Après 30 ans à cette adresse, elle n'a plus les moyens de rester.

«L'été était notre période la plus achalandée, soupire-t-elle. Maintenant, il n'y a plus personne. Nous vendons des tapis et nos clients ne peuvent pas se rendre chez nous.»

Difficile en effet de trimballer de gros tapis sur une voie piétonne bondée de marcheurs. Les voitures n'ayant plus accès au commerce en été, les ventes d'Indiport ont chuté de 60% à 70%, indique Mme Soni. Les Artisans du meuble québécois, une boutique d'ameublement située tous près, a fermé ses portes l'hiver dernier, elle aussi.

Les rues Prince-Arthur sur le Plateau-Mont-Royal et De La Gauchetière dans le Quartier chinois ont longtemps été les seules artères commerciales piétonnes dans la métropole. Mais elles ont de la compagnie depuis quelques années. La rue Sainte-Catherine est devenue, au cours des derniers jours, piétonne pour le quatrième été consécutif, un événement qui a été marqué avec l'installation d'une vaste oeuvre d'art aérienne (voir autre texte). L'arrondissement de Rosemont-La Petite-Patrie souhaite appliquer le concept à la rue Masson, les week-ends, à compter de l'an prochain. Et le Plateau songe à piétonniser la rue Mont-Royal.

Sur cette dernière artère, les commerçants sont prêts à discuter d'un projet de piétonnisation. Mais il faudra l'étudier soigneusement, affirme Michel Dépatie, directeur de la Société de développement commercial (SDC) de l'Avenue du Mont-Royal. Le quart de sa clientèle vient magasiner en auto.

Dans les grandes villes du monde, les rues piétonnes sont situées en plein quartier touristique, souligne M. Dépatie. Résultat: les commerces dits «de destination» comme les cafés, les restaurants et les bars ont progressivement pris la place des commerces «de proximité» comme les fruiteries, les quincailleries et les pharmacies.

«Le danger, c'est de faire en sorte que des entreprises à vocation plus touristiques s'installent, explique M. Dépatie. Si ça marche bien, elles font de l'argent et elles exercent une forte pression sur les loyers commerciaux.»

Des villes européennes ont commencé à adopter la rue piétonne dans les années 70. Et quelques années plus tard, des recherches universitaires ont fait état du même constat: les restaurants, cafés et boutiques de vêtements se multipliaient, tandis que les magasins d'alimentation, d'ameublement et d'outillage régressaient.

Rue Sainte-Catherine, où la piétonnisation est considérée comme un succès, la SDC du Village voit les choses d'un autre oeil.

«Je crois qu'on développe une nouvelle clientèle qui va profiter, à terme, au commerce de proximité», estime Bernard Plante, directeur du regroupement commercial.

Selon lui, la création de rues piétonnes n'est pas une solution miracle, applicable à toutes les artères commerciales. Il cite en exemple la rue Saint-Joseph, dans le quartier Saint-Roch à Québec. Longtemps, cette artère commerciale a été recouverte d'un toit, et fréquentée par des sans-abri. C'est en enlevant la toiture, et non en créant une rue piétonne, que la Ville a insufflé un renouveau commercial le long de la rue.

Chasser les voitures

Le professeur Benoît Duguay, de l'École des sciences de gestion de l'UQAM, estime toutefois que la volonté de chasser les automobilistes, une tendance de plus en plus forte à Montréal, va nuire au développement commercial de la métropole. D'autant plus que les marchands subissent déjà une rude concurrence des Quartier DIX30, Carrefour Laval et autres centres commerciaux en banlieue où le stationnement est facile et gratuit.

«Si on rend la rue piétonnière, il n'y aura plus de voitures dessus, résume-t-il. Et s'il n'y a plus de voitures dessus, on limite l'affluence à la clientèle locale. On entend déjà les commerçants du Plateau-Mont-Royal dire que la clientèle locale ne leur suffit pas pour survivre.»

--------------

9%: taux de vacance des loyers commerciaux rue Sainte-Catherine (dans le Village gai) au 10 mai 2011.

15%: taux de vacance des loyers commerciaux rue Sainte-Catherine au 1er janvier 2011.

Note : le taux de vacance s'applique aux édifices commerciaux qui ne sont pas en rénovation.

Source : SADC du Village