Voici l'histoire de deux jeunes agriculteurs. Des producteurs québécois comme tant d'autres, que rien ne distingue des milliers d'exploitants qui s'échinent chaque année sur les terres du Québec. Rien, sinon le fait d'avoir souscrit en 2011 au plus vaste contrat de livraison de soya jamais signé auprès de la Coop fédérée. Une affaire de 1500 tonnes. Ils ont failli y laisser leur santé, et leur ferme. Voici l'histoire de ce qu'exige aujourd'hui l'agriculture au Québec: de l'entrepreneuriat, de bonnes connaissances financières... Et surtout, un solide goût du risque.

«Le problème du soya, c'est qu'il est petit.»

Pendant qu'il pilote d'une main fébrile sa gigantesque moissonneuse-batteuse, un monstre de 24 tonnes, Rob Kyle jette un oeil à l'écran cathodique qui lui indique en temps réel le rendement de sa récolte.

«Coupe trop haut, tu perds des grains. Et coupe trop bas, tu peux frapper une roche», dit-il, nerveux.

Agriculteurs depuis toujours, les Kyle se sont installés dans la région de Sherrington à l'époque des Patriotes, se léguant leurs terres de père en fils.

En cet après-midi de novembre, Rob Kyle, le dernier d'une longue lignée de fermiers d'origine irlandaise, court un marathon... à la vitesse du sprint.

Avec sa conjointe Alison Brosseau et quelques employés, il doit récolter avant l'hiver 470 hectares de soya. Ajoutez à cela leurs champs de maïs et les terres qu'ils cultivent à forfait: ce sont 3000 hectares qu'ils moissonnent au pas de course.

Chaque jour, de 5h du matin jusqu'à 22h, parfois minuit, ils arpentent leurs champs pour en retirer les fruits de six mois de travail.

Or, une seule roche, tapie dans les herbes, peut couper cet élan.

Conduire la moissonneuse demande une attention de tous les instants. S'il devait en abîmer le nez, l'énorme peigne qui tranche les plants et sépare les fèves de soya, le jeune fermier ne pourrait le remplacer avant la fin des moissons. «J'en ai des spasmes aux jambes, la nuit, tellement je suis tendu», dit-il.

Ce risque d'une avarie s'ajoute à tous les écueils rencontrés au cours de la saison, des pucerons aux infestations de champignons, en passant par la météo et les producteurs de marijuana.

«Il a trop plu ce printemps, dit Rob. Quand ils reçoivent trop d'eau en début de saison, les plants de soya ne développent pas de bonnes racines. En juin, on était à un orage près de tout perdre.»

Aussi risquée soit-elle d'année en année, la récolte de Rob et Alison n'a jamais été aussi stressante qu'en 2011.

C'est qu'en janvier, le couple a consacré plus de 1 million de dollars à l'achat d'une ferme à Saint-Michel-de-Napierville.

Et avec cette ferme, venait un contrat qu'ils ont accepté d'honorer: la livraison de 1500 tonnes de soya, au prix de 12,85$ le boisseau, à la Coop fédérée.

Jamais une telle quantité de soya n'avait été promise d'avance en un seul contrat dans l'histoire de la Coop, le plus grand acheteur de grains au Québec. «Je n'ai jamais vu ça, dit Claude Hamel, agent de commercialisation qui compte 25 ans d'expérience à la Coop fédérée. Un contrat de cette taille, c'est bien dangereux...»

Le danger réside dans le fait que s'il ne peut livrer la récolte promise à la fin de la saison, le producteur céréalier qui a signé un tel contrat à terme doit se tourner vers les marchés pour combler le manque à gagner.

En termes financiers, cette opération se nomme une vente à découvert. Un short sell. Même les spéculateurs les plus aguerris hésitent à s'y aventurer, puisque, en théorie, il n'y a pas de limite aux pertes que l'on peut subir. Plus les prix montent sur les marchés, plus le danger croît.

Influencé par les craintes au sujet de l'économie mondiale, le cours du soya a fluctué violemment toute l'année: il a volé de record en record jusqu'à l'automne, avec une hausse de 43% sur 12 mois, avant de connaître sa plus longue séquence à la baisse en deux ans, et finalement rebondir de 7% en décembre. De quoi donner le mal de mer!

«Il faut être prudent avec les contrats à terme, dit Ramzy Yelda, directeur de la mise en marché à la Fédération des producteurs de cultures commerciales du Québec (FPCCQ). Il y a une ligne à ne pas franchir entre se couvrir et spéculer.»

«Habituellement, je vends ma récolte à petites doses pour me protéger contre une chute des prix, explique Alison. Et jamais plus de 200 tonnes à la fois: on ne sait jamais quelle catastrophe météo peut nous tomber dessus!»

Comme le rendement moyen des récoltes de soya au Québec est de 2,7 tonnes par hectare, le couple devait espérer une moisson parfaite pour honorer ses engagements.

«Il faut grandir ou périr en agriculture», rappelle toutefois le père de Rob, Douglas Kyle. «Auparavant, notre famille pouvait survivre avec une ferme de 45 acres seulement. Aujourd'hui, on a des terres 10 fois plus grandes et pas plus d'argent.»

Avec la croissance de la classe moyenne en Asie et l'utilisation accrue des biocarburants, le soya est une denrée de plus en plus populaire dans le monde. La culture de la plante, rendue plus efficace grâce aux avancées de la biotechnologie, a plus que doublé au coirs des 20 dernières années. Au Québec, les surfaces cultivées ont grimpé de 15% rien qu'en 2011.

Mais en même temps, le prix des terres agricoles québécoises croît au rythme de 7% par année. «Le coût des intrants, comme les semences, les engrais et la machinerie, a connu une montée assez fulgurante ces dernières années, dit Ramzy Yelda, de la FPCCQ. Les entreprises de fertilisants, par exemple, en ont profité pour augmenter leurs marges de profit de manière importante.

«Aussi, la taille moyenne des fermes au Québec reste relativement petite par rapport au reste du Canada, ce qui les oblige à de plus grandes économies d'échelle.»

Cette dynamique pousse les agriculteurs à prendre des paris sans cesse plus grands. Quitte à miser leur ferme.

Or pour accepter un tel niveau de risque, il faut être plus qu'ambitieux. Certains diraient audacieux, sinon gamblers.

«Ce côté gambler a toujours été présent chez les agriculteurs, en particulier les producteurs de grains», dit Stéphane D'Amato, président d'Axis Agriculture, une entreprise qui se spécialise dans la commercialisation et la gestion du risque dans le secteur des grandes cultures. «Au fond, c'est normal: le cours des céréales change tout le temps. Les producteurs se sont habitués à suivre la Bourse de Chicago.»

Cette tendance est d'autant plus risquée aujourd'hui que les agriculteurs hésitent davantage à recourir à l'assurance récolte.

Les indemnités versées par ce programme n'arrivent plus à suivre les prix promis par le marché, explique Stéphane D'Amato. Les cultivateurs y voient donc moins d'intérêt, d'autant plus que les primes exigées leur paraissent toujours trop chères. Mais ils abandonnent ainsi leur parachute...

Au Québec, le moment choisi pour récolter le soya est une gageure - une autre - que l'on doit prendre en tenant compte du coût de l'énergie, d'une part, et du risque croissant d'une tempête à mesure qu'approche l'hiver.

La moisson doit se faire le plus tard possible pour que les fèves soient bien sèches, mais assez tôt pour éviter la première bordée de neige, celle qui recouvrira les plants et rendra la récolte très difficile.

Il sera toujours possible de faire sécher les fèves dans un silo plutôt que dans les champs, mais cela en réduira d'autant la rentabilité.

Agronome et économiste de formation, Alison Brosseau connaît par coeur le coût de chacun de ses intrants. Le gaz propane nécessaire au séchage, par exemple, revient à 10,50$ la tonne.

«Nos marges de profit sont tellement minces qu'on doit tout compter à la cenne», dit-elle.

Rob jette un nouveau coup d'oeil à l'écran cathodique situé dans la cabine de sa moissonneuse. «Seulement 1,8 tonne l'hectare, lit-il. C'est désastreux.»

Battant la terre à la manière d'une Zamboni, sa John Deere est équipée d'un GPS qui en calibre le trajet au centimètre près. Si tout va bien, si les champs sont plats et secs, elle ne passera jamais deux fois au même endroit.

L'engin a coûté une fortune: un demi-million de dollars, le prix d'une Ferrari, dont 35 000$ seulement pour les pneus.

Une autre dépense folle, dictée par la loi du rendement. Quand elle tourne à plein régime, la moissonneuse peut rapporter jusqu'à 15 000$ l'heure. Mais c'est autant d'argent qui dort lorsqu'elle n'est pas en action.

Alors qu'il la déplace sur le chemin Bogton, à Saint-Bernard-de-Lacolle, Rob rage contre un automobiliste qui lui barre la route. «Il ne sait pas que ça me coûte 250$ par minute d'attendre qu'il se tasse...»

***

Élevé dans une ferme, le jeune homme peut lire une plantation comme d'autres du papier à musique.

«Vois-tu cette ligne de végétaux plus foncés? demande-t-il. C'est une erreur. Trop d'engrais.»

Ailleurs, des plants plus blancs s'écrasent sous leur propre poids. «Un ensemencement trop serré. Trop fort.»

Rob est fier des terres familiales, bien droites et drainées: «Si je laisse un sillon avec mon tracteur, juste un, mon père va prendre une carabine et il va me tuer», dit-il, en plaisantant à moitié.

Mais il peste contre ses nouveaux champs achetés à Saint-Michel, où l'eau ne s'écoule pas normalement.

Le passage de la machinerie durant l'été a creusé des «bavures» où poussent maintenant des tiges de soya. Or, le nez de la moissonneuse ne peut y plonger, laissant là les précieuses fèves.

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Rob et Alison ont remisé leurs tracteurs le 22 novembre, juste à temps pour la première neige.

Épuisés, voire écoeurés, ils ont clos l'affaire sur une commotion cérébrale mal soignée pour Rob, quelques querelles de couple, en plus d'une bonne grippe dont ils traînaient encore les effets, 10 jours plus tard.

«Nous avons récolté 1200 tonnes. Et j'ai dû en acheter 300 autres en panique», dit Alison.

Heureusement, elle a pu s'approvisionner à un prix inférieur à celui inscrit sur son contrat, ce qui lui a permis de sauver sa mise in extremis. Le rendement attendu, de presque 20%, s'est plutôt transformé en un retour sur investissement de 8%.

Le couple n'a pas eu à rendre les clefs de sa ferme.

Pas cette fois-ci, en tout cas.