Je ne m’attendais vraiment pas à ça. Je ne m’attendais pas à voir des experts de la finance, réputés froids, interrompre leurs discours, la voix cassée, pour éviter de pleurer.

Quoi, des gestionnaires de fonds qui ont des émotions ? Qui étalent leurs états d’âme d’entrepreneurs qui ont bûché pour se faire une place au soleil dans ce monde financier rude ? Qui comparent le célébrant de l’évènement à un père ?

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

La Fondation HEC Montréal a réuni une soixantaine de financiers à une conférence virtuelle pour inaugurer une salle de classe en l’honneur de Jacques Bourgeois, un enseignant qui a marqué toute une génération.

L’évènement en question, c’est l’hommage rendu à un acteur méconnu du monde financier québécois, mais qui en a été un grand défenseur ; j’ai nommé Jacques Bourgeois. Le jeudi 26 novembre, la Fondation HEC Montréal avait réuni une soixantaine de financiers à une conférence virtuelle semi-privée pour inaugurer une salle de classe en l’honneur de ce prof qui a marqué toute une génération.

En soi, l’évènement peut paraître banal pour le grand public, mais il fallait voir la liste des invités et être témoin de la teneur des discours pour comprendre sa portée. Jacques Bourgeois a formé plus de 4000 étudiants en finance, notamment au MBA, et s’est battu au fil des ans pour inciter les grands fonds à confier leurs avoirs à des gestionnaires du Québec, plutôt que de les transférer à Toronto, à New York ou même à Calgary.

Misez Québec, de grâce

Dès qu’une caisse de retraite envisageait de transférer hors Québec la gestion de ses avoirs, Jacques Bourgeois passait un coup de fil à l’un de ses dirigeants – souvent un ancien étudiant – pour l’inciter à faire marche arrière. Ou l’inviter à changer de cap, le cas échéant.

Depuis une quinzaine d’années, faut-il savoir, les gestionnaires du Québec ont perdu quelque 120 milliards d’actifs sous gestion au profit de firmes extérieures, a déjà constaté Jacques Bourgeois. En cette ère d’achat local, de Panier bleu et d’emplois payants, son combat garde toute sa pertinence.

Oui, mais les gestionnaires québécois sont moins bons, d’où le déclin ? Pas du tout, a toujours répliqué Jacques Bourgeois. À preuve, le financier se faisait toujours un honneur de dire que le fonds de retraite de HEC Montréal, dont il a été le président du comité de placement pendant 25 ans, obtient l’un des meilleurs rendements des fonds universitaires au Canada tout en étant géré à 70 % par des firmes du Québec.

Devant de tels faits, il s’offusquait que des universités du Québec aient « 0 % de leurs avoirs de retraite gérés par des Québécois » ! Très particulier, n’est-ce pas ? Un dossier pour François Legault ?

La rencontre virtuelle de jeudi, donc, est devenue émotive quand d’anciens étudiants, maintenant patrons de firmes connues, ont rendu hommage à Jacques Bourgeois.

Un courtier de renom a dit de Jacques Bourgeois qu’il a remplacé le père qu’il avait perdu à la fin de ses études. D’autres ont vanté son rôle de facilitateur, sa passion de la finance, son réseau de contacts, son amour de l’industrie, son humour. « Je t’aime, Jacques », lui a même lancé un financier québécois qui travaille en Europe.

Froide et distante, la finance ?

La Fondation avait même réussi à joindre l’un des premiers profs de Jacques Bourgeois pour son doctorat, à Aix-en-Provence, en France, au début des années 1970.

Jacques Bourgeois, faut-il dire, a de sérieux problèmes de santé. À 80 ans, il est atteint de la maladie de Lou Gehrig – ou sclérose latérale amyotrophique (SLA) –, qui est une maladie dégénérative incurable, causée par la destruction des neurones moteurs. C’est sa conjointe, Francine Séguin, qui a dû lire son allocution de remerciements, toujours sur Zoom.

Jacques Bourgeois était surpris et ému d’apprendre qu’une salle de cours immortaliserait sa mémoire. « N’ayant jamais recherché les honneurs, cela me touche beaucoup que l’on reconnaisse que j’ai travaillé avec passion, détermination et constance, et qu’on soit fier des résultats obtenus », a-t-il écrit.

En quelques jours, des mécènes du monde de la finance ont amassé plusieurs dizaines de milliers de dollars pour commanditer une salle de l’édifice HEC de l'avenue Decelles et lui faire porter, à perpétuité, le nom de Jacques Bourgeois.

Il m’a fallu demander à la Fondation pour avoir la liste des donateurs, qui est peu publicisée. Parmi la douzaine figurent Alpha Fixe Capital, Claret, Marc Dalpé, Finlab, Hevavest, Daniel Brosseau et Jean-Luc Landry.

Bien souvent, on oublie que les avancées du Québec des 50 dernières années ne se sont pas faites toutes seules, qu’il a fallu des battants, des passionnés, pour faire changer les choses, pour progresser. L’observation s’applique tant au monde des affaires qu’à tout autre secteur.

Bien souvent, aussi, on tient notre développement pour acquis, croyant que plus jamais nous ne reviendrons au « sous-développement » relatif qu’a connu le Québec dans bien des domaines avant les années 1970.

Ce constat vaut particulièrement pour le milieu financier au Québec, qui a besoin de leaders pour préserver ses acquis, pour bâtir d’autres Fiera. Quand on connaît l’importance de l’argent dans le développement d’une nation, l’enjeu n’est pas mince.

Chapeau, Jacques !