Frantz Saintellemy pourrait en parler durant des heures. L’intégration économique est le meilleur outil pour réaliser l’intégration sociale et réduire le clivage racial. C’est pourquoi il a fondé, avec sa femme Vicky Joseph, le Groupe 3737, l’un des plus gros incubateurs privés au Québec, qui s’est donné la mission de participer à l’émancipation économique des communautés issues de la diversité en développant leurs aptitudes entrepreneuriales.

Et pourtant, cet entrepreneur technologique de talent et reconnu dans le monde, titulaire d’une maîtrise du Massachusetts Institute of Technology et qui a amassé une fortune personnelle lui ayant permis de créer le Groupe 3737, est encore victime aujourd’hui de ce qu’il qualifie de préjugés racistes inconscients de beaucoup de ses semblables.

Résidant du quartier très cossu Laval-sur-le-Lac, où il possède une maison installée sur un vaste terrain boisé d’arbres matures, il a reçu récemment une mise en demeure de deux de ses voisins lui enjoignant de couper dans les 30 jours un arbre mort qui risquait de tomber, sinon il s’exposait à des recours.

« Ils auraient pu tout simplement venir cogner à ma porte et me dire : “Frantz, ton arbre risque de tomber.” Je suis un bon voisin, je veux bien m’entendre avec tout le monde. Mais c’est quoi, le problème d’envoyer une mise en demeure comme si j’étais une menace ? », déplore-t-il.

Souvent, sa femme, Vicky, elle aussi entrepreneure dans le domaine du design et de la mode, et lui se font intercepter par des voitures de patrouille lorsqu’ils vont chercher ou reconduire les enfants à l’école. Parce qu’ils conduisent des voitures luxueuses, on n’hésite pas à les arrêter pour leur demander ce qu’ils font dans la vie pour se payer pareils carrosses.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Frantz Saintellemy, cofondateur du Groupe 3737, qui s’est donné la mission de participer à l’émancipation économique des communautés issues de la diversité.

Je pense que 99 % des gens ne sont pas racistes, mais qu’ils ont des préjugés inconscients. C’est comme lorsque j’entends l’expression “plan de nègre”. Les gens n’ont pas idée combien c’est blessant.

 Frantz Saintellemy

Haïtien d’origine, le jeune Frantz, qui a grandi dans le quartier Saint-Michel, à Montréal, a rapidement compris qu’il aurait à travailler fort s’il voulait exploiter ses compétences au maximum et s’intégrer dans le pays qui lui a permis de devenir ce qu’il est aujourd’hui. « J’ai été conçu en Haïti, mais je suis né au Québec », insiste-t-il.

Indéniablement doué, Frantz Saintellemy a entamé sa carrière d’entrepreneur technologique alors qu’il était encore étudiant en ingénierie aux États-Unis lorsque le fabricant de puces Analog Devices l’a embauché en 1996, en pleine bulle techno. Il y est devenu le plus jeune chef de division de l’entreprise.

En 2003, le milliardaire montréalais Robert Miller l’engage chez Future Electronics comme chef de la direction technologique et responsable des grands comptes stratégiques. En 2011, il se joint à un groupe d’investisseurs pour racheter 2MD1, fabricant de puces allemand dont il devient le PDG. L’entreprise sera rachetée cinq ans plus tard pour 325 millions US.

Le Groupe 3737

En 2015, il vend donc sa participation de 10 % dans 2MD1 et revient à Montréal fonder le Groupe 3737, organisme sans but lucratif qui se consacre à la formation et à l’encadrement d’entrepreneurs issus de la diversité culturelle, parce qu’il voulait redonner à la communauté où il a grandi dans le quartier Saint-Michel.

Au fil des ans, le Groupe 3737 a permis la création d’un réseau de quelque 400 entreprises dans son écosystème. Frantz Saintellemy y fait de la formation, du mentorat et de l’encadrement. Il est aujourd’hui président du conseil, alors que Louis-Edgar Jean-François en est le PDG.

« Je m’occupe plus de la stratégie, du développement des affaires et du coaching et moins des opérations courantes. C’est que j’ai investi en 2017 dans LeddarTech, une entreprise issue de l’Institut national d’optique de Québec qui est spécialisée dans le développement de capteurs optiques pour la conduite autonome et on est en pleine expansion », explique l’entrepreneur techno.

Le Groupe 3737 occupe 3 des 12 étages d’un édifice du boulevard Crémazie, situé en plein quartier Saint-Michel. C’est là que la mère de Frantz Saintellemy se rendait tous les matins dans l’espoir de se faire embaucher pour la journée par les entreprises du textile qui occupaient les lieux.

« On a été doublement frappés par la crise. Saint-Michel était au cœur de la pandémie et au moins 90 de nos 400 entreprises ont perdu tous leurs revenus. On s’est mis en mode télétravail et on ne prévoit pas réintégrer nos locaux avant six ou neuf mois. C’est très dur pour certains de nos entrepreneurs », constate avec amertume Frantz Saintellemy.

Dès le début de la crise, le Groupe 3737 a alerté les deux ordres de gouvernement. Ses entreprises n’avaient plus accès à leurs laboratoires et elles ne se classaient dans aucun programme d’aide parce que certaines d’entre elles étaient incapables d’obtenir du financement avant même que la crise éclate.

Tu n’as pas de financement avant la COVID-19, tu n’en auras pas plus après. Le taux d’approbation des prêts pour les entreprises issues de la diversité est extrêmement bas. C’est ça, la réalité.

Frantz Saintellemy

« Il faut que les gouvernements nous soutiennent par des programmes spécifiques, si on veut sortir de la crise sanitaire et que la diversité culturelle puisse vivre », expose Frantz Saintellemy.

Les grandes sociétés et les institutions financières ont beau avoir manifesté leur solidarité à l’endroit de l’égalité raciale dans la foulée de la crise aux États-Unis, elles ne font aucun geste concret pour venir appuyer les entreprises des communautés culturelles.

« Se montrer sympathique à une cause, mais ne rien faire pour la soulager, c’est d’être complice d’un système », analyse froidement et avec raison l’entrepreneur.

« Il faut que nos entreprises retrouvent un accès au marché, à du financement et au soutien d’organismes comme PME Montréal. L’intégration sociale et l’égalité raciale passent par l’intégration économique. Tu as un toit, de la nourriture et tu envoies tes enfants à l’école, tu peux améliorer ta situation.

« Tu deviens propriétaire et tu peux enfin participer à la société, aller voir des spectacles, sortir en région. On me dit : “Toi, tu l’as fait”, mais moi, je suis l’exception qui confirme la règle. Il faut que la règle change. »