Brexit, gilets jaunes, tensions commerciales : l'incertitude plane dans plusieurs pays du Vieux Continent. La Presse s'est entretenue avec quatre Européens qui ont des liens avec le Québec, et qui présentent leur perception du climat d'affaires dans leur pays.

Italie: le coup de cafard

Italie

Population : 60,6 millions (2017)

PIB en 2018 (en euros) : 1754 milliards

Croissance du PIB (2018) : + 0,9 % 

Taux de chômage : 10,5 % (janvier)

Exportations au Canada (2018) : 8,9 milliards

Importations du Canada (2018) : 3,0 milliards

Québécoise installée à Milan depuis 1993, Catherine d'Aragon est on ne peut mieux placée pour observer la réalité économique italienne. Comme son employeur, une des plus importantes banques d'investissement du pays, membre du groupe bancaire Intesa San Paolo, elle voit les principaux indicateurs se détériorer.

« L'Italie est entrée en récession "technique" au dernier trimestre, confirme-t-elle, ce que je qualifierais plutôt de ralentissement économique. »

Récemment, la Commission européenne a revu en forte baisse les prévisions économiques de la zone euro. L'Italie n'y échappe pas. « Le produit intérieur brut italien a diminué de 0,1 % au cours du dernier trimestre 2018 et la croissance économique tendancielle est passée de 0,6 % à 0 % », précise Catherine d'Aragon.

Cette morosité n'est pas encore perceptible dans la vie de tous les jours, observe-t-elle.

« Le ralentissement se perçoit peu dans la vie quotidienne et la confiance des consommateurs reste élevée. »

- Catherine d'Aragon

Même si les perspectives économiques de l'Italie s'assombrissent, Milan reste une ville dynamique, située au centre de la Lombardie et entourée de PME. « Milan vit une évolution vertueuse depuis l'exposition internationale de 2015. Des investissements ont été faits dans les infrastructures, surtout dans le métro, et les investissements indirects ont suivi. » Les touristes y affluent, attirés par les nouveaux restaurants, les grands hôtels et les vernissages.

Par contre, les incertitudes politiques commencent à miner la confiance des entreprises italiennes, qui sont surtout des PME. « Le ralentissement viendra probablement de la diminution des investissements de ces PME, avance Catherine d'Aragon. Les carnets de commandes de ces sociétés industrielles ont moins de profondeur que les années précédentes. »

L'Italie peut être fière de son secteur manufacturier, estime la financière, qui note que, grâce à lui, le surplus de la balance commerciale atteindra 100 milliards d'euros en 2020. Mais le pays est ralenti par une faible productivité, une réglementation du travail très rigide et une lourde bureaucratie. « Pour contrecarrer cette faiblesse, il faudra d'importants investissements. »

L'instabilité politique du pays pourrait aussi miner la confiance des investisseurs étrangers, mais la probabilité que l'Italie sorte de l'Europe n'est pas très élevée, selon elle.

« Il faudra voir l'issue des élections européennes du mois de mai prochain. Je ne suis pas devin, mais une chose me semble claire, c'est que le résultat sera plus morcelé qu'aux élections précédentes. »

Royaume-Uni: le Brexit vécu par des robots longueuillois

Royaume-Uni

Population : 66 millions (2017)

PIB en 2018 (en euros) : 2390 milliards 

Croissance du PIB (2018) : + 1,4 %

Taux de chômage : 3,9 % (janvier)

Exportations au Canada (2018) : 16,4 milliards

Importations du Canada (2018) : 9,2 milliards

Près de trois ans après le référendum sur le Brexit, la question continue de monopoliser le débat public au Royaume-Uni et d'instiller une dose importante d'incertitude dans son économie. Le divorce annoncé constitue à la fois un problème et une occasion pour la longueuilloise Synergie Médicale, installée ici depuis trois ans pour vendre ses robots de pharmacie. Michel Guerra, Michèle Riva et quatre employés tentent de convaincre les pharmaciens britanniques de confier la fabrication des piluliers à un assistant fait d'acier, d'écrans et de fils de cuivre.

Pourquoi s'être tournés vers le marché britannique ?

À ce jour en Europe, les pharmaciens les préparent manuellement, ce qui prend énormément de temps et beaucoup de main-d'oeuvre. Le marché des piluliers est très développé au Royaume-Uni. Des pharmacies refusent des patients maintenant parce qu'elles sont arrivées à leur capacité maximale de préparation. On arrive au bon moment au Royaume-Uni, parce que les pharmaciens sont débordés.

L'incertitude économique liée au Brexit vous affecte-t-elle ?

Notre clientèle la ressent et, par le fait même, ça a un impact sur nous, c'est sûr. Il y a une inquiétude par rapport à la facilité de se fournir en médicaments, parce que les médicaments viennent d'ailleurs, majoritairement d'Europe. Il y a déjà une rareté qui existe, et certaines compagnies accumulent des stocks dans le but de revendre une fois que les prix seront plus élevés. Qu'est-ce que ça va être une fois le Brexit effectué ? Il y a beaucoup d'incertitudes.

Des pharmaciens britanniques retardent donc des décisions d'investissement ?

On parle quand même d'un investissement de 189 000 livres [environ 330 000 $]. Pour un petit entrepreneur, c'est énorme. Il y a deux dynamiques simultanées : les plus frileux vont retarder leurs décisions, mais comme dans tout marché, il y a également des gens qui ne veulent pas se laisser écraser par la tempête et qui prennent les grands moyens pour réduire leurs coûts.

Est-ce que le Brexit peut aussi avoir des impacts positifs pour vous ?

La main-d'oeuvre qui est la moins dispendieuse vient souvent de l'extérieur. Les Anglais n'acceptent pas toujours des emplois de technicien en pharmacie à 9 livres l'heure. Il y a des gens qui, actuellement, peuvent entrer au Royaume-Uni et qui comblent ces besoins, mais ça va changer avec le Brexit [et possiblement favoriser les investissements en automatisation].

Vous importez vos robots du Canada. Pourraient-ils être soumis à des droits de douane plus importants si le Royaume-Uni quitte l'entente de libre-échange Canada-Europe ?

Il semblerait que notre gouvernement et celui du Royaume-Uni adopteraient une loi pour éviter d'imposer les tarifs douaniers et ainsi poursuivre l'accord actuel. Nous devons toutefois suivre cela de très près parce que l'exemption de ces tarifs douaniers représente pour nous des économies appréciables.

France: « Macron a redonné confiance à beaucoup d'entrepreneurs »

France

Population : 64,8 millions (2017)

PIB en 2018 (en euros) : 2282 milliards 

Croissance du PIB (2018) : + 1,5 %

Taux de chômage : 8,8 % (janvier)

Exportations au Canada (2018) : 7,2 milliards

Importations du Canada (2018) : 3,4 milliards

En janvier dernier, lors de sa visite de trois jours en France, le premier ministre François Legault a rencontré une dizaine de chefs d'entreprise intéressés par le marché québécois. Parmi eux, David Layani, fondateur de One Point.

« Nous avons eu un bon échange [de vues]. J'ai pu voir à quel point M. Legault était concerné par le monde des affaires », résume l'entrepreneur, dont la société se spécialise dans la transformation numérique des entreprises.

David Layani a vite compris les avantages d'investir chez nous. Il a ouvert des bureaux à Montréal dès 2003, un an seulement après la naissance de One Point.

Aujourd'hui, son entreprise emploie 2300 personnes, dont 120 au Québec. La Banque Nationale, Raymond Chabot Grant Thornton, Ivanohé Cambridge et la SSQ Insurance comptent parmi ses clients canadiens. Il ne s'en cache pas, du reste : la Belle Province lui sert aussi de « tremplin » pour explorer plus avant le marché nord-américain, particulièrement les États-Unis.

Ces ambitions internationales sont bien servies par le contexte d'affaires dans l'Hexagone. Selon M. Layani, les réformes ambitieuses du président, Emmanuel Macron, ont stimulé l'économie française, notamment dans le milieu des entreprises en démarrage.

« Je n'ai jamais vu ce pays aussi dynamique et volontariste. Les grandes entreprises françaises repensent leur modèle. Elles accélèrent leur virage [numérique]. Macron a redonné confiance à beaucoup d'investisseurs et d'entrepreneurs. Sa politique fiscale est ambitieuse. Il a simplifié le Code du travail. »

- David Layani

Résultat ? « Beaucoup d'investisseurs étrangers ont les yeux rivés sur la France. »

Il est normal que cette transformation entraîne des inquiétudes, admet David Layani. L'entrepreneur évoque bien sûr les gilets jaunes, qui manifestent depuis le mois de novembre en France pour exprimer leur peur du déclassement dans un monde en mutation.

Mais, pour lui, le constat est clair : ce changement de système en accéléré est aussi une occasion de « créer de l'emploi, de la valeur, de la richesse ».

Les chiffres publiés début mars semblent lui donner raison. Pour la première fois depuis 10 ans, le taux de chômage en France vient de passer sous la barre des 9 %, selon l'Institut national de la statistique et des études économiques. Celui-ci note aussi que 400 000 emplois ont été créés depuis 2017 dans l'Hexagone - une embellie que le gouvernement s'est empressé d'attribuer aux réformes lancées par le jeune président.

« On vit des perturbations comme tous les pays qui changent, conclut David Layani. Il va falloir expliquer tout cela avec beaucoup de pédagogie. Mais c'est une occasion gigantesque de repenser l'orientation du pays en faisant converger les intérêts des uns et des autres. Il faut sortir de l'idée de la lutte des classes... »

Allemagne: Rester « cool »

Allemagne

Population : 82,7 millions (2017)

PIB en 2018 (en euros) : 3386 milliards 

Croissance du PIB (2018) : + 1,4 %

Taux de chômage : 4,9 % (mars)

Exportations au Canada (2018) : 19,1 milliards

Importations du Canada (2018) : 4,8 milliards

Reinhold Blickle se décrit lui-même comme un « bon prototype » de l'industriel allemand. À 66 ans, il dirige depuis plus de 40 ans l'entreprise fondée par son père, qui fabrique des roues et les exporte partout dans le monde, et qui est installée au Québec depuis 2005.

« Nous sommes la Mercedes de notre domaine », affirme-t-il, pour expliquer comment les roues et les roulettes qu'il fabrique tiennent tête à la concurrence malgré leur prix plus élevé.

Blickle, qui emploie 1000 personnes, dont 750 en Allemagne, a de plus en plus de concurrents chinois, surtout sur les marchés internationaux, où ils réduisent les prix. « Ce n'est pas toujours facile, dit-il, mais nous avons des produits de haute qualité et nous exportons même en Chine. »

L'économie allemande, la locomotive de l'Europe, roule bien depuis 2010. Mais la machine ralentit, constate Reinhold Blickle.

« Depuis le début de 2019, on sent un ralentissement. Là, on a l'impression que la croissance se tasse, les gens sont plus prudents », dit-il.

Pour une PME exportatrice comme Blickle, qui est présente dans 120 pays, les tensions commerciales internationales sont évidemment une source d'inquiétude. « Au niveau global, disons que ça ne se passe pas au mieux », résume le patron.

Mais ce qui se passe chez elle en Europe ajoute aussi aux incertitudes.

« Il y a l'insécurité entourant le Brexit, les problèmes économiques de l'Italie, les problèmes politiques en France avec les gilets jaunes. On a beaucoup de clients partout en Europe, si l'économie ralentit, on le sait tout de suite. »

- Reinhold Blickle

Mais il en faudrait plus pour empêcher Reinhold Blickle de dormir. « J'ai 66 ans, j'ai déjà vu pas mal de hauts et de bas. On devient un peu plus cool avec le temps. »

La plus grande crise qu'il a vécue est celle de 2008-2009. « Notre chiffre d'affaires a baissé de plus de 25 % en 2009. On n'a jamais vu ça dans l'histoire de notre entreprise. »

Blickle a des projets d'expansion qu'elle a l'intention de mener à bien, malgré la conjoncture. « On planifie d'agrandir notre usine depuis deux ans, on ne va pas arrêter. C'est possible qu'on n'achète pas une machine, par exemple, mais on va continuer d'investir. On a une vision à long terme. »

L'entreprise privée, dont les revenus annuels se situent entre 50 et 100 millions d'euros, vient de vivre plusieurs bonnes années, selon son président, dont quelques-unes de « croissance à deux chiffres ». Malgré les débats entourant le Brexit, le Royaume-Uni est un marché en croissance pour Blickle.

« Il est difficile de prévoir les conséquences du Brexit, dit-il. C'est la première fois qu'un pays quitterait l'Union européenne. Jusqu'à maintenant, on avait surtout des demandes d'intégration. Je regrette beaucoup ce qui se passe. L'Angleterre est un pays important pour nous. »

Mais Reinhold Blickle ne veut pas être trop pessimiste. « L'Europe est habituée à la discussion », dit-il. Et puis, l'économie marche très bien dans le Bade-Wurtemberg, État de 11 millions d'habitants où le taux de chômage est très bas, entre 2 et 3 %.

« On manque de main-d'oeuvre, c'est difficile de trouver des travailleurs qualifiés. Une conjoncture trop bonne ne va pas sans problèmes non plus. Si ça se calme un peu, ce n'est pas plus mal. »

Il faut rester cool, répète-t-il.