Le monde ne change pas. Il a changé. Demeurer attentif et alerte à l'égard des mouvements qui agitent nos marchés est un exercice de plus en plus exigeant pour tout gestionnaire en marketing.

Nous n'avons jamais disposé de plus d'informations sur ceux-ci, mais la vitesse d'évolution est telle, et les nouvelles dynamiques à l'oeuvre si fortes et inédites, qu'il est aisé de perdre rapidement tout repère. Prises de panique, beaucoup d'entreprises se lancent alors dans une course éperdue, espérant rattraper les tendances les plus actuelles, sautant bientôt de l'une à l'autre. Ce faisant, elles épuisent leurs clients, qui finissent par ne plus rien y comprendre, aussi bien que leurs employés, qui se lassent vite de ces coups de barre incessants.

Les marques sont les premières à pâtir de ces changements continuels, en tous sens. Une marque est, pour ses clients, un réducteur d'incertitude. Comment, toutefois, espérer maintenir ce capital de marque si les stratégies suivies, en perpétuelle réorientation, n'introduisent que de la confusion?

Pour réussir ce qui semble parfois être aujourd'hui un pari impossible, il est nécessaire de développer une véritable intelligence de marché. Le terme intelligence a deux sens en français. Accolé au verbe «avoir», il désigne une compréhension: avoir une bonne intelligence de ses clients. Et, en marketing, nous sommes assez doués avec le verbe «avoir» !

De multiples études et bases de données nous permettent d'obtenir cette compréhension, sur un plan à la fois qualitatif et quantitatif.

Mais le terme d'intelligence, dans la langue de Molière, a aussi un autre sens, comme dans la langue de Shakespeare d'ailleurs. Associé au verbe «être», il est synonyme de complicité: être en bonne intelligence avec ses clients. Or, si nous sommes à l'aise avec le verbe «avoir», le verbe «être» semble en revanche nous causer bien des difficultés!

Pour relever le défi que nous posent aujourd'hui des marchés en rupture, c'est pourtant précisément ceci que nous devons parvenir à atteindre: une compréhension véritable, c'est-à-dire complice. Cette complicité peut aller loin, jusqu'à l'externalisation ouverte, mieux connue sous le nom de «crowdsourcing».

Le principe? Faire appel au plus grand nombre, experts ou non, rémunérés ou pas, afin qu'ils exercent leurs méninges sur un problème que vous leur aurez soumis. Sans aller jusqu'à cette quasi-sous-traitance, nombre d'organisations mettent en place des systèmes permettant à des clients, et souvent au grand public, de leur communiquer de l'information et des idées. À l'ère du web et des réseaux sociaux, on est loin de l'habituelle boîte à suggestions.

Ainsi, Lululemon a mis en place un système permettant aux animateurs de séances de yoga, contre certains avantages à l'achat de produits de la marque, de participer assez librement à des tests de produits ou encore de leur faire part, de manière riche et en amont, des décisions de développement, de possibles innovations.

La compagnie aérienne KLM a, de son côté, proposé un Bluelab. Le Bluelab est un laboratoire virtuel où les agents de voyage peuvent exprimer leurs souhaits et leurs idées dans le but d'améliorer les services du transporteur. Bien sûr, KLM est une grande entreprise, mais développer une compréhension complice de ses clients est tout aussi difficile pour une grande entreprise que pour une PME. Une moindre taille peut ici en fait s'avérer un atout!

L'exemple de Lululemon illustre sans ambiguïté ce fait. La proximité avec un bassin de clients restreint ne peut en effet que favoriser leur inclusion dans un mode de relation qui coïncide avec un réel dialogue, créateur de valeur pour l'ensemble des parties prenantes. Cela est vrai pour les entreprises travaillant dans le domaine de la grande consommation comme dans le domaine industriel. Ce l'est également pour les services publics ou parapublics ainsi que pour les organisations sans but lucratif.

Puisque nous nous sommes livrés à un exercice d'étymologie avec le terme «intelligence», rappelons en conclusion que «dialogue» vient du grec «dia-logos»: à travers le langage. Il s'agit donc bien ici d'établir une authentique discussion, et celle-ci ne peut qu'aller de pair avec une transparence non feinte. On le voit bien, les mouvements qui bouleversent nos marchés changent aussi notre métier de gestionnaire et les cadres habituels de la pratique du marketing, y compris en termes éthiques. Prenons dès à présent acte de ce basculement. Le monde a changé et nous ne reviendrons pas en arrière.

Pierre Balloffet est professeur agrégé en marketing à HEC Montréal.