En période de prospérité comme en période de crise, une constante s'installe au coeur de la dynamique de nos systèmes économiques: l'innovation.

Dans la logique de la PME, il faut innover pour entreprendre et proposer de nouveaux produits pour se différencier. Il faut innover dans ses processus pour plus d'efficacité et pour résister à la compétition. En grande entreprise, il faut innover pour satisfaire aux exigences des actionnaires, pour suivre le rythme accéléré de l'avancement des technologies et la pression de la mondialisation, pour répondre aux humeurs changeantes de la mode et aux mouvements de fond de la consommation: durabilité, éthique, santé, design, expérience...

Si la recette magique de l'innovation n'existe pas, certaines lignes de force se dessinent lorsqu'on étudie les entreprises les plus reconnues pour leur capacité à innover. L'une d'elles tient à un simple mot, «l'ouverture», qui représente pourtant un véritable casse-tête lorsque vient le temps de passer l'action.

L'histoire de Procter&Gamble est de ce point de vue tout à fait édifiante. Au tournant des années 2000, l'entreprise est un leader sur ses marchés: hygiène (Pampers, Always...), beauté (Olay, CoverGirl...), produits ménagers (Tide, Bounty, Charmin...), etc. Un analyste financier exprime malgré tout ses doutes: si tout va bien aujourd'hui, de quoi sera fait demain? Au-delà des produits courants, quels seront pour l'entreprise les nouveaux leviers de l'innovation, les nouvelles sources de valeur? Cette question demeurant alors sans réponse, l'action chute et amène l'entreprise à une véritable remise en question qui prendra la forme d'une révolution: pour sortir du modèle classique de la R&D, on opère une transition vers un modèle de C&D, «connecter et développer».

L'entreprise s'engage dans un effort tous azimuts de repérage des idées à l'interne et d'implication de ses partenaires externes. On nomme alors 70 gestionnaires responsables d'assurer la circulation et la validation des nouvelles idées provenant des employés, et en particulier de celles qui peuvent mener à de nouveaux produits. Au-delà des 7500 chercheurs de l'entreprise, on associe aux projets de recherche de 50 000 chercheurs des fournisseurs, qui contribuent alors à enrichir, tester et valider les idées de nouveaux produits. Pour poursuivre cette ouverture en tirant le plein parti des technologies, P&G s'engage sur différentes plateformes électroniques (Innocentive, Yet2com, YourEncore, NineSigma...) regroupant des chercheurs de laboratoires publics ou privés, y compris aussi des compétiteurs et des retraités, ce qui lui donne accès à près de 5 millions de cerveaux! Les résultats de cette initiative d'ouverture sont sans équivoque: près de 50% des nouveaux produits incluent des éléments venant de l'extérieur de P&G, la productivité de la recherche augmente de 60%, pour des coûts d'administration qui diminuent de plus de 3%. Les produits ménagers Swiffer ou les lingettes pour enfants Kandoo, entre autres, seront conçus et mis en marché de cette façon.

Près de cinq ans après sa mise en oeuvre, le cas de Procter&Gamble est un archétype, sinon un emblème de ce que l'on appelle maintenant l'innovation «ouverte». Quelles leçons en tirer? Au-delà de la force de frappe d'une puissante multinationale prenant en charge avec audace sa complète métamorphose, la question centrale demeure celle du leadership pour l'innovation, et du courage nécessaire à accepter que l'avenir d'une entreprise réside peut-être à l'extérieur de ses frontières traditionnelles, chez ses partenaires ou dans les idées les moins exprimées de ses employés.

Les dirigeants des entreprises les plus influentes du monde soulignent l'importance du «développement d'un leadership créatif» pour assurer la pérennité et la prospérité de leur organisation (IBM CEO report 2010). Ce leadership aujourd'hui se doit de dépasser le simple exercice de l'autorité et du contrôle, et la quête de l'efficience immédiate, pour jouer plus subtilement ses cartes, en particulier dans le sens de l'ouverture. Il signifie favoriser d'une part une forme d'ouverture interne - écoute des employés, accompagnement des idées, en leur laissant le temps de grandir pour convaincre - et prendre le risque de l'ouverture à l'extérieur, ce qui exige la mise en place de nouvelles règles du jeu et, surtout, l'élaboration de véritables liens de confiance entre partenaires: un nouveau paradigme.

Comme entreprise et comme gestionnaire, s'ouvrir aux idées de ses partenaires à l'extérieur et s'ouvrir aux idées de ses propres employés demeurent les défis les plus importants, mais aussi les plus exigeants. Les exemples sur lesquels nous travaillons depuis plus de 10 ans montrent cependant que l'innovation vient à ce prix: s'ouvrir, pour survivre.

Laurent Simon est professeur agrégé, service de l'enseignement du management. Patrick Cohendel est professeur titulaire, service des affaires internationales. Ils sont codirecteurs de Mosaic, plateforme de recherche-transfert sur le management de la création dans la société de l'innovation: https://mosaic.hec.ca