Une chicane de famille, un riche patrimoine immobilier et des paradis fiscaux: tels sont les ingrédients d'une importante fraude à Montréal, qu'un juge de la Cour supérieure vient de décortiquer.

Une chicane de famille, un riche patrimoine immobilier et des paradis fiscaux: tels sont les ingrédients d'une importante fraude à Montréal, qu'un juge de la Cour supérieure vient de décortiquer.

Dans un jugement daté du 11 décembre, la juge Marie St-Pierre exige que le promoteur Denis Charron et son avocat Jacques Matte versent 31,2 M$ en dédommagement des fautes qu'ils ont commises. Le jugement est exécutoire quant aux sommes à payer, c'est-à-dire que les intimés doivent payer même si la cause est portée en appel. Les saisies avant jugement, notamment, deviennent exécutoires.

«Denis Charron et Jacques Matte ont posé divers gestes fautifs, de mauvaise foi, de nature à tromper autrui et à le frustrer dans ses droits ou dans ses intérêts: ils ont orchestré et exécuté un projet commun à des fins personnelles», écrit la juge Marie St-Pierre.

L'histoire a pris racine au printemps 2000, après une dispute dans la famille Charron. Important propriétaire immobilier, le Groupe Charron était dirigé par le père, Claude L. Charron, âgé de 70 ans, et ses enfants, Denis C. Charron et Nicole Charron.

Transfert en Suisse

Au printemps 2000, donc, Denis Charron est chassé du Groupe après avoir pris une décision contestée. Après le départ, le père et le fils tentent de partager certains actifs, mais sans succès.

Les deux principaux immeubles en cause sont situés aux 400 et 440, boulevard René-Lévesque Ouest, au centre-ville de Montréal.

À des fins fiscales, ces immeubles sont détenus par deux compagnies à numéro, elles-mêmes propriété de Bellatrix Holdings, une firme des Îles vierges britanniques, un paradis fiscal.

C'est en février 2001 que survient l'événement central: Denis Charron contracte un prêt hypothécaire de 11 M$ sur ces deux immeubles, à l'insu du père. Ce prêt est contracté avec l'aide de l'avocat fiscaliste Jacques Matte.

Or, l'argent versé ne bénéficie aucunement aux deux compagnies à numéro et aux immeubles, constate la juge Marie St-Pierre. Pour l'essentiel, l'argent est plutôt transféré dans deux comptes de banque de Zurich, en Suisse, «selon les instructions de Jacques Matte». Les fonds reviennent ensuite dans le compte de banque en fidéicommis de Jacques Matte, à Montréal, explique la juge. Ultimement, 6,5 M$ sont remis à Denis Charron.

Scandale du Marché central

De son côté, Jacques Matte bénéficie personnellement de 4 des 11 M$, écrit la juge, sous forme de remboursements de prêts, d'indemnités ou de paiements d'honoraires. Plus incroyable encore, Jacques Matte s'est servi de cet argent pour acquitter le solde de 650 000$ qu'il doit au syndic de faillite du Marché central, un autre scandale où son nom est mentionné.

Le scandale du Marché central, qui a fait perdre une fortune aux soeurs du Bon-Pasteur, est évoqué à quelques reprises. Entre autres, certains témoins au procès Charron ont gravité autour du Marché central. La juge leur accorde peu de crédibilité, constatant parfois que leurs témoignages se «contredisent carrément».

La juge Marie St-Pierre trouve également peu crédibles les propos de Jacques Matte, jugeant même que, dans un cas, il a communiqué une fausse information au tribunal.

«L'imprécision de ses propos et les nombreuses situations où il déclare «je ne m'en souviens pas» ont toutes les apparences de positions stratégiques. La comptabilité des prêts qu'il négocie, obtient ou fait est pour le moins surprenante: absence de dossiers et conservation de toute l'information «dans sa tête»», écrit la juge.

Le jugement reproduit également des extraits d'un témoignage dans le scandale du Marché central qui met en cause Jacques Matte. L'un des coupables dans cette affaire, Jean-Pierre Cantin, avait alors affirmé que Me Matte participait régulièrement à la production de faux documents. Ce témoignage contre Jacques Matte n'a jamais été prouvé en cour, mais la juge l'utilise pour mettre en doute les propos d'un des témoins de Me Matte.

Dans l'affaire de la famille Charron, la juge Marie St-Pierre constate également la production de plusieurs faux documents, sans en identifier précisément les auteurs.

Bref, la juge estime que Denis Charron a fait des «manoeuvres frauduleuses» et que «Matte ne pouvait ignorer la situation et se cacher derrière les apparences».

Elle somme donc les deux intimés de rembourser 31 M$, soit l'équivalent du prêt de 11 M$ plus les intérêts. La somme est rapidement passée de 11 M$ à 31 M$ au fil du temps parce que l'hypothèque portait intérêt au taux de 24%.

Malgré sa victoire, le père, Claude Charron, ne sort pas indemne de cette affaire. Au fil des ans, explique la juge, le Groupe Charron a structuré ses affaires et fait usage de «faux-semblants» pour réduire ses obligations fiscales «ou les éluder». À cet égard, Jacques Matte n'était alors que le «paravent du Groupe. Il était l'un des instruments pour jeter de la poudre aux yeux aux autorités fiscales», écrit la juge.

Au moment de mettre sous presse, Jacques Matte n'avait pas répondu à nos messages. De son côté, Denis Charron nous indique vouloir porter l'affaire en appel. «En ce qui concerne la fraude, mon père a bien monté son scénario digne d'un film de fiction. Il faut comprendre que c'est une transaction d'affaires. Je ne pense pas que le jugement nuise à ma réputation de gestionnaire immobilier», a-t-il dit au téléphone.