Comment aider le monde à devenir meilleur ? Les disciples de l’altruisme efficace abordent ce problème d’une façon bien particulière et ils font parler d’eux, notamment dans la Silicon Valley et dans le monde de l’intelligence artificielle (IA), où ils forment un petit cercle très près du pouvoir.

Le cas OPEN AI

Si la philosophie existe depuis plus ou moins 15 ans, jusqu’à l’automne dernier, l’altruisme efficace était un concept surtout connu de ceux qui s’y intéressaient de près, plusieurs étant philosophes, économistes et chercheurs. Ainsi que d’une partie de la communauté de Silicon Valley.

Le congédiement à l’automne du président d’Open AI est venu mettre les projecteurs sur cette idéologie.

Petit rappel.

PHOTO ERIC RISBERG, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Sam Altman a été congédié de chez Open AI… et est revenu six jours plus tard.

Sam Altman s’est fait montrer la porte abruptement par le conseil d’administration d’Open AI le 17 novembre 2023. Ce qui a mené à une crise largement médiatisée qui s’est conclue par le retour d’Altman, six jours plus tard, et la création d’un nouveau conseil.

On a pointé le double mandat d’Open AI, qui est un organisme à but non lucratif (OBNL) avec une branche à but lucratif, comme faisant partie du malaise qui régnait au sein du groupe. Parmi les autres facteurs de discorde soulevés, des divergences d’opinions sur les enjeux de sécurité inhérents au développement de l’IA, mais aussi l’altruisme efficace, cette philanthropie planifiée et dirigée.

Dans un article de Forbes publié en novembre dernier, on met même cette philosophie, très populaire dans la Silicon Valley, au cœur de la crise, puisque des membres du conseil en étaient de fervents défenseurs. Leurs valeurs et façons de voir les choses cadraient moins avec celles de Sam Altman.

Mais que diable est l’altruisme efficace ?

L’idée de base : mieux vaut faire des gestes vraiment efficaces, plutôt que de se laisser porter par des pulsions empathiques moins réfléchies.

Le mouvement a plusieurs sources et encore plus de ramifications.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE L’UNIVERSITÉ PRINCETON

Peter Singer, enseignant au département de philosophie de l’Université Princeton, aux États-Unis

L’Australien Peter Singer est reconnu comme l’un de ses fondateurs – il a publié quelques ouvrages sur le sujet.

« Les altruistes efficaces sont contre l’utilisation de l’empathie, parce que si on opte pour l’empathie, on aimera mieux sauver une personne que dix », illustre Keven Bisson, qui fait partie d’Altruisme efficace Québec.

Selon cette façon de penser, une cause qui vous fait vibrer devrait être laissée de côté si votre don rayonne moins.

Les altruistes efficaces veulent maximiser le bien en utilisant les meilleures données scientifiques.

Keven Bisson, qui fait partie d’Altruisme efficace Québec

C’est ce qui les fait choisir la pauvreté mondiale plutôt que la pauvreté locale, par exemple.

La philosophie met aussi de l’avant le principe « gagner pour donner ».

Selon celui-ci, votre impact sera plus grand si vous donnez une partie de votre salaire à un organisme qui peut engager cinq personnes sur le terrain que si vous faites vous-même une action bénévole occasionnelle. C’est aussi ce qui incite les altruistes efficaces à gagner un maximum d’argent.

Parmi les modèles cités par Peter Singer, il y a Bill Gates et Warren Buffett, d’immenses philanthropes.

PHOTO THOMAS SAMSON, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Bill Gates, cofondateur de Microsoft

Les adeptes de cette philosophie n’ont pas tous des revenus aussi spectaculaires. En consacrant un pourcentage raisonnable de ses entrées d’argent, qui permet de toujours avoir une vie confortable, tout le monde peut faire une différence, plaide Peter Singer, qui enseigne au département de philosophie de l’Université Princeton aux États-Unis. Il est aussi le cofondateur d’Australia Animal, il est végétarien depuis 1971 (selon son profil LinkedIn) et il est engagé dans la lutte contre l’élevage industriel. Le mouvement considère que si on veut faire le bien, tous les êtres vivants, y compris les animaux, doivent en être bénéficiaires.

L’automne dernier, Peter Singer a quand même surpris certains de ses fidèles partisans en défendant les rapports sexuels entre animaux et humains. Selon lui, ça serait déjà un meilleur destin pour l’animal que d’être enfermé sur une ferme industrielle et finir dans une assiette.

Ses disciples

Plusieurs figures marquantes vantent les bienfaits de cette générosité rationnelle.

L’une d’elles est Sam Bankman-Fried, roi déchu de la cryptomonnaie, reconnu coupable de fraude l’automne dernier. Le fondateur de FTX a toujours prôné haut et fort les bienfaits de son altruisme efficace et sa tendance à la frugalité – pour pouvoir être plus généreux.

PHOTO BEBETO MATTHEWS, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Sam Bankman-Fried a été reconnu coupable de fraude l’automne dernier.

Or, il est devenu l’exemple à ne pas suivre du mouvement, puisqu’il incarne désormais sa dérive ou comment on peut s’enrichir à tout prix, sous prétexte que les gains seront remis à autrui.

Le milieu est petit, les mêmes personnes s’y croisent constamment, note Lyse Langlois, directrice de l’Observatoire international sur les impacts sociétaux de l’IA et du numérique (OBVIA) de l’Université Laval. « C’est un réseau tissé serré. »

L’éthicienne ne peut s’empêcher de sourciller lorsqu’elle voit que les uns siègent aux conseils d’administration des fondations des autres et vice-versa. Ou se financent mutuellement.

Elle recommande une certaine vigilance lorsque l’on observe les bienfaits de l’altruisme efficace.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE DE L’UNIVERSITÉ LAVAL

Lyse Langlois, directrice de l’OBVIA de l’Université Laval

Le mouvement a subi une sorte d’institutionnalisation qui se fait par des centres de recherche et des associations caritatives qui ont pignon sur rue dans de grandes universités et sont soutenus pour la plupart par des ultrariches.

Lyse Langlois, directrice de l’OBVIA de l’Université Laval

William MacAskill fait assurément partie de ces noms qui reviennent souvent, lui-même étant à l’origine de quelques organisations clés.

À propos de l’intelligence artificielle, il maintient que son développement devrait être plus prudent. Il prône le long-termisme, l’importance d’investir dans l’avenir, bien au-delà de son existence, un principe au cœur de l’altruisme efficace – qui résonne fort dans le milieu de l’intelligence artificielle. Le philosophe écossais veut que l’on s’attaque d’abord aux problèmes négligés et pour lesquels il existe une solution. Les causes liées au bien-être animal sont très présentes, l’enjeu est un thème récurrent auprès de ces philanthropes.

À noter : les vedettes de ce mouvement n’ont pas que l’altruisme d’efficace, leur discours est redoutable. Elles sont d’excellentes oratrices.

Un mouvement très rationnel

On pourrait croire qu’un monde de programmeurs, de mathématiciens et autres personnalités rationnelles ont mieux à faire que de s’adonner à des discussions philosophiques sur la bonté et la rétribution de leurs avoirs.

Et pourtant.

« C’est l’aspect rationaliste qui plaît, explique Keven Bisson, qui fait partie d’Altruisme efficace Québec. On essaie de tout quantifier. »

Selon lui, la rationalisation de ce qui serait autrement intuitif appelle ce type de personnalités et explique la popularité du mouvement dans la Silicon Valley.

« Ce sont les gens les plus intelligents que vous pouvez rencontrer, dit Keven Bisson. Ils sont extrêmement rigoureux et cherchent des arguments béton. »

En plus d’être des geeks, les adeptes de ce mouvement ont d’autres points communs : ce sont massivement des hommes blancs, relève Lyse Langlois, directrice de l’OBVIA de l’Université Laval. Ils ont fait fortune dans le secteur de la finance et des entreprises numériques. « Beaucoup atteignent le sommet alors qu’ils sont encore jeunes. »

« Ce sont des gens talentueux, ambitieux, dit-elle, qui s’adressent souvent à leurs pairs. Ils cherchent à produire une quantité colossale de bien. »

Faut-il s’en méfier ?

« Il faut regarder les angles morts », répond cette spécialiste de l’éthique, particulièrement dans ce réseau où tout le monde se connaît. Lyse Langlois rappelle par ailleurs que leurs actions sont définies selon leur propre conception du bien – qui n’est donc pas universelle. Selon elle, il faut aussi y voir une façon d’acheter sa bonne conscience et de bâtir du capital social. Tout en récoltant de généreux avantages fiscaux.

Si on regarde la définition de l’altruisme, on dit que c’est une disposition à se soucier d’autrui d’une façon désintéressée. Ce qui me semble paradoxal quand on y accole le mot efficacité.

Lyse Langlois, directrice de l’OBVIA de l’Université Laval

La dérive

Les motivations de départ du mouvement sont nobles, dit Jean-Marc Fontan, professeur de sociologie à l’UQAM et codirecteur de PhiLab, le réseau canadien de recherche partenariale sur la philanthropie.

« Ça donne une légitimité et ça rend la vision philanthropique accessible », dit-il.

Or, les altruistes efficaces ne s’attaquent pas aux causes profondes des problèmes, maintient le sociologue.

Un exemple : on recommande d’acheter des filets contre les moustiques pour lutter contre le paludisme, parce qu’on peut ainsi sauver plus de gens que si l’on aide une personne itinérante du quartier, explique le professeur Fontan.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE L’UQAM

Jean-Marc Fontan, professeur de sociologie à l’UQAM et codirecteur de PhiLab

Ce qu’ils croient, c’est que les ressources que vous attribuez à un sans-abri seront gaspillées parce qu’elles n’auront pas d’impact sur un nombre significatif de personnes qui vont pouvoir être actives dans la société, devenir productrices et changer les choses dans leur environnement.

Jean-Marc Fontan, professeur de sociologie à l’UQAM et codirecteur de PhiLab

« Or, riposte M. Fontan, si j’envoie de l’argent pour acheter des moustiquaires, ça va permettre à 10 personnes de mieux vivre ou de survivre, mais ça ne va pas changer le système dans lequel elles se trouvent. »

Selon le professeur, cette façon de réfléchir manque de profondeur. « Si la méthode est simple, dit-il, elle devient simpliste. »

En plus de la validité des principes qui sont mis en cause par de nombreux observateurs, les faux pas de plusieurs porte-étendards jettent du discrédit sur l’ensemble du mouvement.

« Quand vous êtes dans ces environnements libres de regards critiques, d’évaluation éthique, ça peut donner lieu à des dérives de cette nature », dit Jean-Marc Fontan, à propos du cas Bankman-Fried.

« Ce sont des gens convaincus, des idéologues, dit le sociologue. Ça devient une religion, d’une certaine façon. C’est là que la rationalité perd sa capacité d’éclairer. »

Keven Bisson est aussi critique de certaines vedettes du groupe. Il est toutefois plutôt optimiste quant à l’avenir du mouvement. D’ailleurs, Altruisme efficace Québec est un petit groupe qui s’intéresse plutôt aux débats d’idées. On y trouve surtout des jeunes, plus philosophes que donateurs. Selon son porte-parole, cette crise intestine va briser cette cohésion qui, oui, peut mener à des dérives.